Keiko - dite « Mama-san » - est veuve sans enfants et tenancière d’un bar à hôtesses sur le déclin dans le quartier chaud de Ginza, à Tokyo, où viennent se délasser les hommes d’affaires. Elle avance tant bien que mal, entre difficultés financières et amoureuses.
Entre 1930 et les années 1960, le cinéma japonais était un cinéma de studio. De grandes boîtes se livraient une guerre permanente pour signer tel réalisateur, tel acteur. Ainsi, en 1934, Mikio Naruse est licencié de la Shochiku : la maison "n'a pas besoin de deux Ozu" selon son patron. Car bien sûr, qui pourrait vouloir de Deux Ozu. Il rejoint alors les futurs studio Tôho, qui sauront le porter au pinacle. Au Japon, Naruse est Le grand cinéaste classique du couple : et ce n’est pas pour rien. Amours tourmentés, inavoués, impossibles… ses protagonistes se traînent péniblement, mais toujours avec une dignité sans pareille, à travers un destin implacable; une vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue. Au coeur de cette voie, on trouve le drame *Quand une femme monte l’escalier*. Le film dévoile la grandiose Hideko Takamine - de loin la plus reconnue des actrices du Japon des années 60 - dans un rôle parfait.
Courageuse patronne d’un « bar à femmes » endetté, Mama-san bataille pour sa vie. Face aux clients, faire bonne figure. Face aux prétendants - et ils sont nombreux - poliment décliner. Quand une femme monte l’escalier, elle se tient droite. Elle sait que ne l’attendent en haut que des tourments : hôtesses désabusées et clients mauvais payeurs. Pourtant elle ne se défile pas. Parfois, Mama craque; le contraire eut été surhumain. Elle se laisse aller à espérer une vie meilleure. C’est ici que nous apparaît toute la puissance du rôle. Tiraillée entre le serment d’abnégation fait sur la tombe de son défunt mari et un besoin viscéral d’amour, le personnage de Keiko nous touche intensément. Rarement le 7ème Art nous donne l’occasion d’admirer telle performance : Takamine transcende, tout simplement.
Mais c'est aussi sur la forme que se démarque l'opus. Et la Tôho n'y est pas pour rien : elle déclare les grands moyens. Les accords de piano Jazz - assez rare pour un film japonais de 1960 - qui bercent le film vous restent en tête pour une bonne semaine, enivrants de par l’histoire qu’ils accompagnent. Ils sont le fruit du compositeur classique Toshiro Mayuzumi, un ponte du milieu. Par ailleurs, il est diffusé en Tohoscope (homologue japonais du Cinemascope hollywoodien - un format de diffusion qui remplit tout l'écran), une prouesse technique à l'époque. Enfin, *Quand une femme monte l'escalier* est ce qu'on appelle un *All-star cast* : même les petits rôles sont attribués des têtes d'affiches. Tatsuya Nakadai, Masayuki Mori et bien sûr Takamine... On frappe un grand coup sur un marché très concurrentiel.
A l'époque, la coqueluche de Naruse était la seule actrice indépendante de tout studio. Tellement célèbre, qu'elle pouvait se permettre de tourner pour un metteur en scène plutôt que pour un studio. Si l'escalier était une métaphore de l'Art d'interpréter et chaque marche un palier, Hideko Takamine siègerait tout en haut de celui-ci; bien loin de Mama-san qui monte pour redescendre, qu'elle nous rend pourtant si réelle. Gloire à ces deux femmes. Gloire à Keiko, qui pourrait émouvoir jusqu'au plus endurci des hommes. Gloire à Takamine, l'une des comédiennes les plus gracieuses qu'il m'ait été donné d'observer; tous genres et époques confondus.