La mise en scène de la délicatesse et de l'écorchure

C'est donc avec ce film que je découvris pour la première fois le duo Stéphane Brizé-Vincent Lindon. D'aucuns considèreraient que c'est une étrange appellation ; mais dès qu'ils sont ensemble, je sais que je serai devant un grand film. D'ailleurs, "Quelques heures de printemps" n'est pas mon film préféré d'eux, c'est "En guerre", mais d'un point de vue mise en scène on retrouve exactement la même recette et le même style de Brizé, ainsi qu'un même protagoniste Lindonien. On rajoute juste une dimension beaucoup plus intime.
Parce que chez Brizé, on ressent l'amour pour les gens, l'empathie même avec les personnes les plus désagréables (ils sont alors surtout montrés comme victimes d'un système ou d'un mode de pensée qui les rendent impuissants, broyés par des dilemmes intérieurs). Ici, il raconte un homme incapable de communiquer correctement, que ce soit avec sa mère qui le lui rend bien ou sa rencontre avec une femme qui a besoin de dépasser le physique pour la communication. Ce qui est intéressant, c'est que Lindon joue, et Brizé traite, ce protagoniste comme pour le personnage social qui porte leur Trilogie du travail (avec "la loi du marché", "en guerre" et le récent "un autre monde"), ce qui est paradoxal : il est sans cesse confronté à des obstacles, qu'il surmonte comme il peut, mais comme la douleur est permanente, les faux espoirs réduisant chaque fois davantage du travail, il ne peut que se retrouver parqué entre ses dilemmes (sauf dans le dernier film, où justement il décide finalement de se tourner vers la communication). Mais le protagoniste, ici, est l'obstacle lui-même, ses faux-espoirs sont dues à ses tentatives infructueuses, et il veut fuir le dilemme à tout prix tellement il se hait. Lindon le campe avec une profonde sensibilité écorchée, une délicatesse rude, incapable d'aimer mais qui essaie encore. Hélène Vincent joue sa mère, tout aussi impuissante que lui, spectatrice de son piège mais trop englué dans le sien qu'est sa douleur physique et son deuil insurmonté, pour être d'un réel réconfort. Elle veut mourir, dans la sérénité. Là est la dimension politique de "Quelques heures de printemps" (vous l'aurez compris, Brizé est tendance gauche), son soutien en faveur de l'euthanasie, que personnellement je soutiens aussi. Je dis bien soutien, et non plaidoyer ; cette décision, dont les conséquences ne sont qu'impressions chez son fils (mais dont les effets sont bien plus dévastateurs, lorsqu'ils seront enfin relâchés...), est avant-tout un moyen d'invoquer un constat sur leur relation, et un message pour nous. Le constat : même la mort imminente ne peut pas forcément rapprocher deux personnes qui ne peuvent pourtant vivre sans l'autre. Le message : profitez d'eux tant qu'ils sont là, parlez-leur, parce que le poids réel de leur présence ne se fera ressentir qu'à l'ultime moment. La réelle douleur, dans la vie, c'est le silence. Emmanuelle Seigner est, des trois personnages principaux, la seule à ne même pas envisager sa présence dans sa vie ; elle est le Printemps en permanence, contrairement au duo fils-mère qui n'arrive pas à le laisser s'installer. D'ailleurs, dès qu'elle est là, le cadre se fait plus sensoriel, intime, ou lumineux tout simplement, alors qu'il est tout de suite plus renfermé et terne quand ils sont juste tous les deux. Sa désillusion par rapport à son "amant" fait partie des nombreuses séquences qui marquent fortement, notamment parce que Brizé met en scène les échanges tendus comme personne, comme si c'était des combat de boxe mais avec des mots, où aucune victoire n'est permise, juste il faut en ressortir avec le moins de dégâts possibles. Le protagoniste ne veut pas éviter ces dégâts ; au contraire, ça le conforte dans l'idée qu'avoir peur le protège. Seigner ne le laissera pas en créer de nouveaux, et en cela c'est aussi une idée franchement nouvelle sur un sujet pourtant largement rabâché dans le cinéma français.
Et toute cette violence est finalement que sourde, à l'image du voisin faussement gâteux ou désintéressé. Tout est réalisé avec délicatesse, une élégance sentimentale, au plus près des douleurs laborieuses des gens. La fatigue transpire des personnages, en permanence, en particuliers la mère épuisée de vivre, et c'est le cadre qui leur apporte la lumière de l'existence malgré tout, la compassion, et l'énergie qui fait que les deux heures du film passent comme un soufflé sur un pissenlit malade. Mais parmi les meilleurs éléments pour apporter l'émotion, le Beau dans cette situation familiale à la bataille sans issue, c'est une simple utilisation du magnifique thème aux cordes de "L'assassinat de Jesse James par le lâches Robert Ford", western contemplatif sorti en 2008 d'Andrew Dominic, échec à sa sortie mais devenant de plus en plus culte. Le morceau illustre, dans le film originel, le meurtre lui-même, alors que Jesse monte sur une chaise. Il revient dans "quelques heures de printemps", plusieurs fois, comme s'il tuait toujours un peu plus les quelques rayons de soleil qui transperçaient la fenêtre. Et en même temps, sur sa dernière apparition, il a un goût de délivrance, celle de l'euthanasie, dans une séquence très sereine, avant de virer brusquement à l'éclatement brut : j'ai pleuré devant cette séquence, au cinéma, à 12 ans. J'ai été extrêmement touché par l'honnêteté du langage du film, qui m'a finalement parlé du cœur des Hommes d'une manière unique.
Depuis, je ne rate aucun film de Stéphane Brizé-Vincent Lindon, et je les aime tous, de "Mademoiselle Chambon" (encore plus pudique, et pour le coup quand même très différent des autres) à "Un autre monde", heureux petit succès qui m'impressionne par sa faculté à me passionner pour des débats entre patrons et actionnaires. Peut-être parce que, là aussi, ils sont filmés comme des personnages essayant désespérément de communiquer leur désarroi face à l'improbable cruauté de notre monde, face à l'inhumanité globale qui condamne à rester dans la souffrance, mais sans que cela ait quoi que ce soit de personnel... Mais nous avons pourtant bien quelques heures de printemps, elles sont là, et ne demandent qu'à être pleinement dites et vécues. Profitons-en.

Billy98
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le 27 mars 2022

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Billy98

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