Si le titre français, poétique en diable, atténue quelque peu l'effet de surprise, le titre original ainsi que l'affiche ne laissent aucune place au doute : le troisième long-métrage de Juan Antonio Bayona sera un film de monstre, un bon vieux conte pour enfant digne de Spielberg ou de Walt Disney Company. Du moins le croit-on, car l'un de ses grands mérites sera justement de jouer constamment sur nos attentes afin de se présenter comme un conte, certes, mais résolument moderne et dont les enfants ne seront pas les seuls allocutaires.


L'introduction, d'ailleurs, faite par une voix-off solennelle, nous met immédiatement la puce à l'oreille. On nous annonce l'histoire éternelle " d'un garçon trop vieux pour être un enfant, et trop jeune pour être un homme ", comme si le film désirait ardemment faire vœux de transparence et exhibait pleinement son caractère convenu ou sa thématique éculée (grandir, affronter ses propres démons). Et c'est là où le métrage se révèle finement ambitieux : d'abord outrageusement programmatique (monstre, univers digne des Contes de Grimm...), A Monster Calls va continuellement jouer avec les attentes d'un spectateur persuadé d'avoir tout vu et tout connu.


Seulement ici, point de douce fantaisie ou de manichéisme primaire, le méchant n'est pas forcément celui que l'on croit, ni la morale où on l'attend. C'est ce que nous indique, en substance, les premières histoires de l'If centenaire : comme Connor, on peut être surpris par cette morale inhabituelle, cette vision nuancée du bien et du mal, et par ce conte dont l'ambition dépasse celle que l'on avait supposée, à savoir celle d'une simple fable édifiante. Son sujet, en fait, est bien plus profond et aborde la délicate question du deuil chez l'enfant.


La mort, l'inéluctable disparition, est une situation à laquelle on n'est jamais préparée, surtout à un âge encore dominé par la candeur et l'innocence. C'est leur perte qui fait cauchemarder Connor et l'imaginaire semble être le remède tout trouvé à ses maux. Seulement, contrairement au conte ordinaire, le monde imaginaire permettra moins à l'enfant d'échapper à la réalité douloureuse que de l'affronter afin de la surmonter. La nuance est subtile, et elle donne au film toute sa saveur.


Comme il avait pu le faire avec L'Orphelinat, dans lequel il rendait confuse la frontière entre réalité et fantastique, Bayona élabore un récit dans lequel fiction et réalité se confondent constamment, permettant une évocation sensible de la complexité des sentiments. Bien sûr, on pourra toujours regretter une narration bien souvent didactique et un pathos indélicat affleurant parfois à l'écran (avec, notamment, le recours à une musique inutilement insistante), mais l'essentiel de A Monster Calls se situe ailleurs, dans sa représentation habile du mal-être de Connor, avec ces symptômes déguisés initialement en cause (les brimades à l'école), avec cette idée de la mort qui perfuse progressivement le réel (avec ces mécanismes de défense, mis en place par les adultes, que l'enfant interprète de la mauvaise façon (la relation complexe avec la grand-mère)), avec ce désarroi qui submerge un être qui n'est pas encore armé pour l'exprimer (c'est notamment ce sentiment culpabilité qui le pousse à vouloir se faire punir).


Lorsque les mots manquent, le langage doit alors se réinventer. Bayona utilise le dessin, les aquarelles qui unissent l'enfant à sa mère, pour tracer les contours de ses peurs les plus profondes. C'est ainsi que prennent vie les histoires du monstre, avec des formes mouvantes, qui se font et se défont, et des personnages ou des objets qui se métamorphosent constamment, rappelant malicieusement le caractère équivoque des apparences. La bonne idée sera de représenter ces dessins en cours de constitution, avec des taches de couleurs apparaissant çà et là et avec les traits du pinceau visibles à l'écran : c'est l'élaboration même du monde imaginaire qui renvoie à l'image, bien plus concrète, de l'enfant en train de dessiner... une nouvelle fois, assez subtilement, Bayona nous indique que la fiction sert à se raccrocher au réel et non à lui échapper : la fin du rêve intervient lorsque Connor est capable d'exprimer sa colère, celle-ci s'inscrivant toujours dans un contexte réaliste (destruction du mobilier, bagarre avec un camarade de classe...).


Ainsi, par l'univers du conte, Bayona élabore une histoire accessible aux plus jeunes, et par le détournement des codes habituels, il façonne un discours adulte, bien loin de la superficialité et de la bien-pensante qui régissent souvent ce type de production. Sous couvert d'être une œuvre destinée avant tout à un jeune public, A Monster Calls aborde avec finesse le cheminement intime d'un enfant confronté à la mort et à la disparition. L'arbre qui cause devient la projection de ses angoisses et de ses interrogations, le dialogue qui en découle facilitant l'expression de son subconscient. Plus généralement, c'est l'art qui sert à appréhender le réel et à exprimer l'indicible, comme l'indique la superbe scène où Connor et sa mère regardent King Kong sur le projecteur du grand-père : par le biais de la transmission, l'art tisse des liens entre les êtres et favorisent la construction de la personnalité.


Rejoignant la ligne esthétique du Labyrinthe de Pan, le film nous propose un univers créatif assez fascinant, loin du tout numérique, au sein duquel les trouvailles visuelles (avec notamment cet arbre humanoïde rappelant ceux du Seigneur des anneaux) se mettent humblement au service d'un fond terriblement réaliste : rapports familiaux conflictuels, absence du père et harcèlement scolaire sont autant de thématiques qui gravitent autour de la question du deuil, donnant au propos toute sa puissance.


Créée

le 10 févr. 2024

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Procol Harum

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