De quoi sont fait les rêves qui viennent hanter les esprits des personnages hors normes, des chercheurs en terre de l'inconnue, des explorateurs du mystérieux ? Cette interrogation, qui traverse son cinéma de Kaspar Hauser à Grizzly Man, en passant par Fitzcarraldo, Werner Herzog se la pose une nouvelle fois en regardant les images de "cathédrales sous-marines" prises par son ami Henry Kaiser dans les profondeurs de l'Antarctique. La formule employée, d'ailleurs, n'est pas anodine puisqu'elle associe les énigmes de la nature à une dimension spirituelle, religieuse, voire " surnaturelle ". On comprend ainsi que Encounters at the End of the World n'a pas pour vocation d'être un pur documentaire, il ne s'agit pas d'un énième film sur les pingouins comme le précise Herzog lui-même. Non ce qui l'intéresse, ce n'est pas tant la réalité que ce qu'elle peut représenter chez l'être humain, chez ces scientifiques qui partent vivre en pays de l'extrême, chez ces individus qui décident de s'exiler au bout du monde. Il filme une nouvelle fois cette déraison qui anime l'homme, cette folie ou ce rêve éveillé qui pousse le simple mortel à se surpasser, à côtoyer le sublime !


On le comprend assez facilement, Encounters... possède les limites de ses qualités : la réalité est " mise en scène " à travers un montage orienté et didactique, certaines séquences semblent être filmées uniquement pour l'occasion (les scientifiques qui écoutent subitement la banquise), sans oublier la présence de la musique et de la voix off qui influencent immanquablement l'esprit du spectateur. Seulement, si on prend ce bout de péloche pour ce qu'il est, c'est-à-dire un film herzogien, on ne peut être que fasciné par cette réalité qui se teint de poésie, par cette vérité scientifique qui se colore de fantastique. Il y a du rêve dans ces images, une candeur, un émerveillement presque enfantin qui n'occulte pourtant jamais cette peur indicible liée à la disparition de toute chose, cette angoisse de mort sourde et pernicieuse qui incite à se questionner sur le sens à donner à la vie : " Pourquoi les êtres humains portent des masques ? ", " pourquoi certaines espèces de fourmis élèvent des pucerons ? ", cela revient à se demander " pourquoi la vie est ainsi ? ", " qu'est-ce qui guide les agissements de l'homme ? ".


Pour tenter de répondre à ces questions, Herzog se glisse dans la peau de ces explorateurs qui sont partis découvrir le monde : par son action, il leur rend hommage, retrace leur exploit, tout en cherchant à ressentir leur doute ou leur espoir face à l'inconnu, désirant ardemment éprouver cette énergie ou cette foi qui fait reculer les limites du possible. Seulement le principe de réalité le rattrape vite et le dépit le gagne : le monde sauvage n'existe plus, il n'y a plus de continent à découvrir, la civilisation humaine a exporté sur chaque partie du globe son cynisme et son matérialisme. La base de McMurdo en Antarctique, perdue au milieu de nulle part, ressemble à n'importe quelle ville occidentale avec ses bâtiments tristement banals, son bruit et sa pollution. Comment peut-on porter un quelconque intérêt à cette société dérisoire qui s'inquiète moins du désastre écologique en cours que de son approvisionnement en crème glacée ! Herzog fulmine, ironise, et en bon documentariste qu'il est, tâtonne, cherche et trouve : la véritable exploration se joue sur le terrain de l'intime ; il n'y a pas de territoire à conquérir, seulement du rêve à gagner !


L'aventure devient intérieure, les découvertes et l'insolite naissent alors des rencontres plus ou moins fortuites, formant une belle mosaïque de " l'extraordinaire ", un portrait saisissant des rêveurs éveillés. Si cette série d'interviews se fait au détriment du rythme, elle permet à Herzog d'enrichir considérablement le récit. On se délecte des anecdotes rocambolesques de cette voyageuse qui semble avoir vécu mille vies, on est fasciné par cet homme qui vit son désir d'ailleurs en troquant son bureau de banquier contre un bus vétuste, tout comme on est intrigué par cet ouvrier qui découvre sa filiation avec les rois aztèques, ces scientifiques qui se muent en philosophes entre deux expérimentations, ces linguistes qui défendent aussi bien les dialectes oubliés que les tomates fraîches... C'est bien là où on reconnaît tout le talent d'Herzog, dans sa capacité à traquer le saugrenu, à mettre en relief le " hors normes " afin de questionner l'inexplicable. Il y parvient remarquablement bien, car en rapportant leurs histoires singulières, leurs souffrances et leurs solitudes, il met en exergue le moteur de leur transformation, de leur dépassement de soi.


Les images s'enchaînent, les saynètes improbables se succèdent, nourrissant aussi bien la curiosité du spectateur que la fascination de son auteur. Plus nous progressons au cœur de l'Antarctique, plus la folie douce du cinéaste se fait prégnante à l'écran. Ainsi, après avoir croisé ces personnages dignes d'une fiction, nous découvrons un univers qui conviendrait fort bien à un récit de Jules Verne. La nature semble se transformer sous l’œil de la caméra et nous révèle une beauté presque irréelle, merveilleuse, pleine de grandeur et de danger. Les phoques progressent harmonieusement sous la glace et réussissent la prouesse de transformer du Pink Floyd en douce mélodie ; les icebergs, les volcans ou les cavernes dessinent un paysage immense, étrange, à la lisière du fantastique ; les fonds obscurs font office de " monde perdu ", avec leurs décors de science-fiction et leurs créatures mystérieuses qui ne détonneraient pas chez H. G. Wells ou Lovecraft. Herzog laisse transparaître à l'écran sa fascination et transforme son docu en délicieuse expérience esthétisante.


Le résultat est pour le moins admirable, la force poétique des images accouplée à la voix du cinéaste et aux chants religieux favorise le ravissement et le recueillement. L'Antarctique, le bout du monde, devient un paradis que nous sommes en train de perdre du fait de nos actions nocives et de nos négligences. Herzog filme cet élément naturel comme il a filmé la Soufrière jadis, en attendant l'émergence d'une catastrophe, l'avènement de la fin du monde. Si nous n'en sommes pas encore là, son discours écologique a au moins le mérite de nous rappeler cette évidence : toute chose à une fin, la vie humaine comme la nature la plus grandiose.


Finalement, outre ses qualités documentaires indéniables, Encounters... multiplie les pistes de lecture et se veut à la fois film de science-fiction, œuvre écologique, psychédélique et spirituelle, geste artistique conciliant l'émerveillement candide aux angoisses de mort. Une ambivalence qui est parfaitement résumée par cette séquence qui prend pour cadre une banquise immense, sur laquelle se côtoient alcidés et scientifiques. Le cadre est idyllique, l'harmonie est parfaite, jusqu'au moment où un pingouin - un fou, un original ou un utopiste ? - quitte précipitamment son groupe pour s’engouffrer obstinément sur le chemin qui le mènera à sa perte...


Une nouvelle fois chez Herzog, la vision que l'on a du crépuscule est grandiose !

Procol-Harum
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le 7 nov. 2021

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