La grande réputation de Rio Bravo m'étant toujours apparue un peu énigmatique, j'ai souhaité - l'occasion de le revoir en salle s'étant présentée - me clarifier les idées au sujet de ce western de Howard Hawks, le troisième (et le plus célèbre avec La Rivière rouge) des cinq qu'il a réalisés.


Rio Bravo (le nom de cette ville texane, frontalière du Mexique, fait un bien joli titre de film !) diffère beaucoup de l'image qu'on se fait en général du western américain, malgré John Wayne, les jolies couleurs un peu rétro du technicolor et la musique signée Dimitri Tiomkin.
C'est un western atypique, avec quelque chose de particulier en lui qui n'est pas facile à cerner, mais qui résulte forcément de l'espèce d'amalgame qui s'est faite entre le scénario et ses protagonistes, les interprètes les personnifiant, et surtout les intentions et choix du réalisateur (Hawks a 62 ans au moment du tournage et une quarantaine de films derrière lui, dont plusieurs chefs d'oeuvre).
Rio Bravo est tourné dans les studios de Old Tucson en Arizona. Il n'y a quasiment aucun décor naturel et pour un western de sa réputation, c'est, me semble-t-il, quand même très inhabituel. Toute l'action se déroule au sein d'une ville réduite à pas grand chose : une grande rue en terre battue poussiéreuse (boueuse par endroits, à l'occasion), deux saloons, un hôtel, le bureau du shérif avec prison locale attenante, quelques autres bicoques genre décors en trompe-l'oeil, ainsi qu'un vague entrepôt de marchandises (au bout de la rue, à la lisière de la ville, là où se déroule l'explication finale entre le shérif & autres défenseurs de la loi américaine et les cowboys des frères Burdette qui, eux, cherchent à imposer la leur), tout ça en planches ou carton pâte, construit sans grands moyens ni autre souci esthétique ou réaliste que celui de nous transporter dans un à peu près crédible Ouest américain du milieu du XIXème siècle.
Le réalisateur limite l'action de son western à ces quelques lieux : la rue principale, les deux saloons, surtout l'hôtel tenu par un couple de Mexicains amis du shérif, et le bureau de celui-ci. On se croirait presque au théâtre. C'est un western atypique, parce qu'intimiste. "Un western de chambre" ont dit certains. On aperçoit parfois les montagnes qui ceinturent la ville, voire un lever de soleil ; rien de plus. Point de chevauchée à couper le souffle à travers des paysages grandioses façon John Ford ou de reconstitution d'affrontements sanglants entre Yankees et Sudistes façon Sergio Leone. La sauvagerie de la nature de l'Ouest américain n'est au plus suggérée que par un buisson sec arraché au désert par le vent des plaines qui le pousse dans les pieds du shérif (et le champ de la caméra).
On ne sort jamais des quelques lieux énumérés plus haut. Le scénario l'exige : la ville est encerclée par les hommes de main (une quarantaine de cowboys) de Nathan Burdette, le rancher le plus puissant du coin, bien décidé à libérer son frère de la prison où le shérif l'a mis aux arrêts pour un meurtre commis dans l'un des saloons, lors de la toute première scène du film. Et cette libération forcée doit intervenir dans les 4 ou 5 prochains jours, avant l'arrivée du marshal ou officier fédéral du comté, à qui le shérif compte remettre Joe Burdette pour jugement de son crime. Dans l'intervalle, le shérif Chance et ses adjoints : Dude, Stumpy puis Colorado (un ivrogne, un boîteux, un jeune blanc-bec), auxquels vont se joindre une joueuse de Poker (Feathers / plumes) et l'hôtelier mexicain, subissent un siège en règle de la part de la bande aux Burdette à qui ils doivent résister jusqu'à l'arrivée du marshal et du contingent de police annoncés. C'est un affrontement classique entre bons et méchants, sauf que l'existence des méchants est assez peu personnalisée dans le film. Hawks s'intéresse surtout aux faits, gestes et états d'âme des représentants de la loi (les défenseurs de la loi et de l'État fédéral américain). C'est sur eux que la caméra est braquée les quatre cinquièmes du temps. C'est eux qu'on apprend à connaître et pour qui on éprouve de l'empathie.
Atypique, intimiste, Rio Bravo est un western, mine de rien, à forte composante psychologique, un western qui s'intéresse aux ressorts et mécanismes de la machine humaine. Notamment au processus de rédemption de Dude, l'adjoint du shérif qu'un échec amoureux a jeté dans l'alcool et le dégoût de lui-même ; la caméra suit pendant tout le film son processus de sevrage, ses risques de rechute, sa progressive réhabilitation. Et l'attention quasi-paternelle que lui dispense l'espèce de roc vertueux que représente le shérif Chance. La caméra hawksienne s'intéresse beaucoup également à l'entente et l'amitié qui, avec des hauts et des bas, unissent les quatre défenseurs de la loi et de l'idéal américain (Chance, Dude, Stumpy et Colorado), entente et amitié qui culminent dans la magnifique scène qui les réunit autour de la chanson "My rifle, my pony and me" (de Dimitri Tiomkin), un entracte qui apparaîtrait complètement irréaliste s'il n'était mis en scène et filmé par un grand réalisateur... et chanté, accompagné, joué par de grands interprètes. C'est ça la magie du cinéma.


L'alchimie qui opère entre les quatre acteurs, les quatre héros du film est certainement une des raisons de l'intrigant et durable succès du film . Aucun acteur hollywoodien de l'époque ne pouvait mieux personnifier le shérif Chance que John Wayne ; il est complètement dans ce qu'il fait (par ex. quand il balance un coup de crosse de son fusil dans la tronche d'un récalcitrant), tout en maintenant tout au long du film un soupçon d'humour, d'ironie et de second degré. Dean Martin est étonnant, excellent dans sa composition de Dude, le soûlard cassé par un échec amoureux, mais qui, peu à peu, retrouve sa dignité d'homme et se reprend en main. Walter Brennan bougonne, râle et cabotine avec humour (peut-être un poil too much) dans le rôle de Stumpy. Et Ricky Nelson / Colorado apporte une bouffée de fraîcheur et de jeunesse à l'histoire, et supporte plutôt bien la comparaison avec Dean Martin quand ils chantent en duo.
Une des curiosités du film est que Chance (John Wayne), le héros sans peur ni faiblesses, se fait insidieusement allumer par une joueuse de poker (Angie Dickinson) de 20 à 25 ans plus jeune, dont on se demande ce qu'elle peut bien trouver à cette "armoire à glace", certes charismatique, mais commençant à prendre des allures de gros bourrin prématurément vieilli sous le harnais.
Il est vrai que, dans sa dernière demi-heure, le film tourne à la comédie (quoiqu'avec moult échanges de tirs et jetée de bâtons de dynamite).
Hawks a une vision optimiste des choses. À la fin, il faut que les bons l'emportent et que les méchants soient mis hors d'état de nuire. Rio Bravo transmet cette vision optimiste et moralisatrice de l'Amérique, une Amérique où triompherait l'union des hommes de bonne volonté, où la communauté des hommes bons et méritants tiendrait le haut du pavé. C'est à cette Amérique-là que Howard Hawks veut croire et c'est celle qu'il nous dépeint.


Soixante ans ont passé depuis. Rio Bravo est devenu un western culte, que j'ai revu avec beaucoup de plaisir... et un peu d'agacement, car je garde le sentiment que quelque chose de sa magie particulière continue de m'échapper. Mais ne serait-ce pas la marque des chefs d'oeuvre ? Auquel cas Rio Bravo en serait un.

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le 7 sept. 2020

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Fleming

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