Salò ou les 120 journées de Sodome est un film que l’on redoute de voir : quand on connaît sa réputation, rien – sinon une curiosité morbide (et éventuellement le nom de Pasolini) – ne peut nous amener à ce visionnage. Une fois dans la salle, c’est aussi un film durant lequel on ne veut plus voir ce qu’il se passe. Et une fois sorti, c’est un film que l’on ne voudra pas revoir.


Mais c’est pourtant un film qu’on est bien allé voir, qu’on a bien regardé jusqu’au bout et dont les images restent bien gravées dans notre mémoire, en lettres de sang, de foutre et de merde.

C’est – au sens plein du terme – un film spectaculaire, qui montre tout, sans limites et sans morale. L’intrigue (si on peut parler d’intrigue) est d’ailleurs d’une simplicité déroutante : pendant la Seconde guerre mondiale, 4 fascistes capturent 9 jeunes garçons et 9 jeunes filles pour leur faire subir en toute impunité leurs plus sombres fantasmes – leur liberté outrancière contrastant évidemment rapidement avec l’aliénante captivité des victimes.


Qu’est-ce donc qui peut retenir notre regard dans cette horreur ? Un attrait naturel pour le sensationnalisme ? Ce serait considérer Salò comme un simple renvoi aux pulsions enfouies du spectateur, posé en voyeuriste forcé. Or, c’est justement un film qui ne stimule pas ces pulsions, qui annihile tout sensationnalisme car il annihile tout sentiment.


Malgré son aspect explicite et le comportement libidineux des 4 personnages principaux (si on peut vraiment parler de personnages… nous y reviendrons), Salò est un film fondamentalement anti-érotique. La mise en scène n’installe aucun désir, aucun mystère, l’ensemble étant constitué de plans fixes, généralement larges, qui ont un double effet : ils nous éloignent des « personnages » (supprimant toute possibilité d’identification), et insistent sur la place de ceux-ci dans le décor, légèrement décrépi mais surtout vide. Cette distance, cet élargissement du cadre choisi par Pasolini est une destruction de l’intimité (chaque humiliation a d’ailleurs son lot de spectateurs).

Suivant cette logique, le mystère est absent dans Salò : à la limite, un léger suspense vicié peut faire son apparition (lors de l’ahurissante scène du repas notamment) lorsque la conscience de l’événement à venir précède l’apparition de celui-ci… mais sinon, tout doit être dit, tout doit être montré, car tout peut être osé par les hôtes.

En outre, Salò n’affiche aucune excitation, aucun enthousiasme de la part de ses protagonistes. Le sexe montré à l’image est sans euphorie, refuse à tout prix le sentiment, l’émotion, au profit d’une banalisation de la violence et de la crudité.

Le film en lui-même aussi bien que le dispositif glaçant des 4 fascistes évoquent dans cette optique le corps dans tout ce qu’il a de trivial. À de nombreuses reprises les hôtes – dans leurs discussions ou lorsqu’ils énumèrent des vérités générales à leurs victimes, comme si leur position de puissance leur conférait aussi une hauteur de vue supérieure sur les mystères de la vie – affirment la suprématie du corps, l’absence totale de toute transcendance (il est absolument interdit de faire une quelconque mention divine à Salò) et le rejet de l’affect. Pasolini a d’ailleurs divisé Salò en trois parties appelées « cercles » (plus une première, « le vestibule de l’enfer », qui rappelle l’inspiration dantesque de cette organisation) : les deux derniers (la merde et le sang) renvoient explicitement aux fluides corporels, et la passion évoquée (non sans ironie) dans le premier est uniquement ramenée à des éléments physiques, des précisions pragmatiques : il faut voir comment un des bourgeois demande à la conteuse d’insister sur les détails (la taille du sexe, la puissance de l’éjaculation) plutôt que sur les artifices du récit – pourtant essentiels si c’est bel et bien la passion qui les intéressent !

C’est pour cela qu’il est difficile de parler de « personnages » dans Salò. S’il y a bien des noms ou des pseudonymes qui circulent, le refus du sentiment, de la sensualité, de l’émotion et de l’affect empêchent non seulement toute identification mais aussi toute caractérisation propre à la création d’un personnage.


Aussi le sexe – dénué de ce qu’il a de beau – est-il ramené à la seule violence d’un rapport de pouvoir à sens unique. L’absence d’interaction entre les êtres rapporte l’excitation à l’immédiateté de la pulsion. Ainsi, lors des « récits » sensés être érotiques mais dont la crudité désamorce toute sensualité, les subites échappées des bourgeois dans les pièces adjacentes interrompent le discours. La pulsion apparaît comme quelque chose de fulgurant, immédiat, urgent même, qui ne doit sous aucun prétexte être frustré (voir la première fuite du président, qui se plaindra de sa victime).


Une chose étonne, alors, lors de ces fuites fulgurantes vers le hors-champ… cet abandon à la pulsion est présenté comme étant parfaitement légitime (voire souhaitable) par les 4 hôtes. Pourquoi donc se cacher ? Et pourquoi la caméra elle-même ne les suit-elles pas toujours ?

C’est que c’est le mouvement qui compte, dans tout ce qu’il peut avoir d’irréfléchi (voire de capricieux). La pulsion doit s’imposer, en toute immédiateté, en tout cas, en toute situation. Il faut qu’on voie la pulsion, ce qu’elle créé dans le corps et le mouvement.


Ce rituel amène un suspense assez étrange : celui de la monstration ou du hors-champ. La caméra suivra-t-elle le personnage dans son délire ? Qu’est-ce qui sera montré ? Qu’est-ce qui ne le sera pas ? Et quand la monstration est poussée à l’extrême, quelle responsabilité donner au voyeur ?

Évidemment, cela va renvoyer le spectateur à sa fascination quelque peu viciée pour l’extraordinaire, mais – passé un certain point – cela le renverra surtout à sa révulsion. Il arrive un moment dans Salò où l’on redoute de voir. Au delà du spectaculaire, c’est donc un film profondément rhétorique, polémique au sens plein du terme : il veut faire réagir. Par cela, il pose nécessairement la question de la morale face à l’image : montrée dans toute sa crudité, elle pousse à l’engagement, et cet engagement passe d’abord dans Salò par la révulsion, présentée comme nécessité morale face à l’abomination.


Les tortures du « cercle du sang » rappellent symboliquement cette relation de l’image à l’œil, en mettant en scène le pouvoir de celui qui regarde.

Deux violences sont montrées par Pasolini : celle, graphique et gesticulante, du « président » qui fouette ses victimes en hurlant (silencieusement : ce ne sont que les grimaces de son visage qui nous le suggèrent), mais surtout celle du voyeur qui observe – silencieusement également – sans aucune réaction. La violence naît de la relation de domination montrée ici – induite par la posture de supériorité (assis sur un fauteuil, il regarde du haut d’une fenêtre) et renvoyant directement à l’état de spectateur – mais aussi de l’inexpressivité, de la passivité (il est assis) du personnage qui ne semble absolument pas affecté par ce qu’il regarde. Le contraste entre l’extrême violence de ce dernier cercle et la froideur – voire la frigidité – que celle-ci inspire est absolument saisissant. Pasolini insiste dans cette optique sur la distance entre le spectacle et le spectateur, évidemment grâce au motif des jumelles (assez explicite) mais aussi par les multiples écrans qui séparent le voyeur de la violence qui l’intéresse : aux jumelles s’ajoutent la fenêtre, métaphore habituelle de la caméra ou de l’écran de cinéma. C’est donc le fait d’être – en tant que spectateur – symboliquement rapproché d’une telle insensibilité, d’une telle absence de réaction qui rend cette scène insoutenable, d’autant plus que cette inaction fait par opposition écho à une autre scène du film, seul moment d’affect et de sublime dans Salò, seule respiration que Pasolini nous autorise.

Lorsque les 4 hôtes découvrent une romance dans le dortoir des filles, une série de délations comique (au sens bergsonien du terme) va dévoiler le secret de plusieurs couples (aussi bien aux bourreaux qu’au spectateur), avant de se confronter à une résistance. Pris en flagrant délit, un soldat choisit de lever son poing face à sa propre mort. La lâcheté des êtres et la fuite de la caméra (qui passe de salle en salle, de couple en couple, affichant intimité sur intimité) sont stoppés net, et ce n’est pas tant le geste en lui-même (qui détonne cependant dans l’ensemble du film, par son sublime impudique) que la réaction des bourreaux qui terrasse le spectateur : avant de tuer les deux amants, ils restent dans état surexpressif de sidération – voire d’effroi – quelques longs instants.

Là aussi, le comique survient : la maîtrise mécanique des 4 bourgeois (condition de leur liberté absolue) vient se heurter à un obstacle inattendu, qui enraye l’assurance de leur mouvement. Dans leur rejet total et hypocrite de l’affect, voici qu’ils sont obligés de regarder quelque chose leur échapper : un individu animé d’un sentiment, qui s’engage pour cesser la frénésie du voyeurisme.

C’est ce soupçon de révolte particulièrement démonstratif qui donne sens ici à la révulsion chronique du spectateur, le renvoyant à sa responsabilité de témoin, mais rappelant aussi celle du cinéaste, puisque c’est paradoxalement un geste de monstration qui fait cesser une dynamique voyeuriste (en permettant l’existence d’un hors-champ : combien d’autres couples dont l’intimité n’a pas été dévoilée, dont la sensualité a été conservée intacte?).


En définitive, Salò est profondément dérangeant parce que ce film d’un déséquilibre inhumain – qui donne à voir une liberté totale et une aliénation absolue – montre une débauche libidinale sans aucune euphorie, aucun désir, aucun plaisir.

Pasolini met l’être humain face à ses contradictions : entre trivialité et volonté de transcendance (il faut voir comment les bourreaux alignent les maximes comme s’ils avaient percé le sens de la vie), entre corps et esprit (là encore, les nombreuses discussions entre les organisateurs – piteuses réflexions philosophiques embourgeoisées – font foi et nous rappellent par ailleurs que Salò est aussi une virulente satire sociale), entre désir d’absolue liberté et nécessité de la frustration, Salò effectue l’observation glaçante que l’homme n’est jamais vraiment libre face à son inassouvissement perpétuel. Le profond sentiment de nihilisme, d’absurde ressenti est d’autant plus fort que l’horreur montrée nous oblige viscéralement – nous, spectateur – à nous positionner.


Aussi étonnant que cela puisse paraitre, Salò se termine sur une lueur d'espoir : une fin ouverte et magnifique montrant une sensualité retrouvée, qui contraste avec l’horreur qui précède, voire entre en contradiction avec celle-ci (ce sont des bourreaux qui dansent - alors qu'une bonne partie du cercle du sang s'est déroulée sans aucun son). C’est sur cette image d’un fragile équilibre, sans cesse menacé par l’immense étendue du vice présente en chaque être humain, que Pasolini nous laisse, écrasés par le constat vertigineux que l’abomination monstrueuse que nous venons de voir rappelle, placide, que l’amour existe encore au milieu du cynisme.

Toto662
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le 13 oct. 2022

Modifiée

le 13 oct. 2022

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Toto662

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