Salò ou les 120 journées de Sodome est peut-être le film le plus controversé de l'histoire du cinéma d'auteur. Censuré un peu partout dès sa sortie, et encore de nos jours, il a marqué par sa radicalité, son sujet, son extrême violence, son caractère infiniment surprenant chez un cinéaste italien reconnu pour l'immense qualité de son art et de sa réflexion. Pour beaucoup, le film fut insoutenable ; pour d'autres, c'est le "challenge" de regarder "le film le plus horrible de tous les temps".

Le titre du film indique déjà une tension majeure. Il s'agit d'une mise en image d'un livre de Sade, le premier livre de Sade, et (parmi ceux de Sade que j'ai lus) le plus affreux. Mais l'histoire est transcrite dans l'Italie fasciste, dans l'Italie de la République fantoche de Salò, instituée en 1943. Quatre notables, Le Duc, l'Evêque, le Juge et le Président, choisissent des jeunes gens avec qui ils vont s'enfermer dans un palais, pour assouvir toutes leurs pulsions, devenant de plus en plus atroces tout au long du film.

Pourquoi Pasolini a t-il fait Salò ? Le réalisateur n'a pas donné de réponse, étant donné qu'il est mort assassiné à la fin du tournage (ce qui a contribué à la légende du film). Nous pouvons faire des suppositions. Pasolini adore rompre son style, il se veut insaisissable, indiscernable, dans toute son oeuvre. Alors qu'il vient de terminer sa "Trilogie de la vie" (Le Décaméron, Les Contes de Canterbury, Les Mille et une Nuits), qui présentait une sexualité libérée et libératrice, amenant à la joie, il prend le total contrepied de cette vision, et va nous présenter une sexualité, aliénée, affreuse, meurtrière. On se souvient également que ce même Pasolini avait réalisé L'Evangile selon saint Matthieu : ses tentatives diverses et changements radicaux s'expliquent par un besoin d'explorer l'Homme dans sa totalité. Sinon, la provocation politique explique ceci ou cela, dans une Italie toujours tentée de revenir sur les crimes du fascisme.

Pasolini filme ici de manière abrupte. Les personnages sont vus de loin, déshumanisés. Et il ne tombe pas du tout dans le pathos. Pas de plans appuyés, de théâtralisation de la vie sexuelle, comme on en trouverait dans un vulgaire porno : tout est vu de loin, sans appui, sans voyeurisme, et paradoxalement on pourrait dire que la caméra de Pasolini est ici très pudique. Les scènes calmes alternent les scènes affreuses, mais les scènes calmes sont souvent les plus affreuses, celles où l'on écoute en cercle des histoires dégueulasses, qui préfigurent les horreurs prochaines, avec en fond musical du Beethoven, du Chopin ou du Liszt.

Pasolini nous montre le scandale du pouvoir illimité, de l'impunité, de la satisfaction totale des désirs les plus refoulés. Les quatre notables sont des acteurs formidables dans ce qu'ils expriment d'horreur. Les autres acteurs semblent tous surpris d'être là, ne font aucun éclat, sont totalement déshumanisés. La caméra reste lointaine, le spectateur est distant, ne peut que contempler, sans jamais trouver de point d'appui, d'espoir ou quoique ce soit. Ce film sera bel et bien une épreuve, un cap à franchir.

On monte peu à peu dans l'horreur, jusqu'à cette scène finale, ces cinq dernières minutes, qui ont glacé tous les spectateurs. Le "Cercle" de sang, avec ses tortures, mutilations et meurtres, nous plonge dans l'horreur absolue. Toute la scène est présentée comme vue à travers les jumelles des notables, encore de manière lointaine. Pasolini reprend une nouvelle fois le principe brechtien de la distanciation, il nous amène à réfléchir sur le cinéma, sur le statut de ce film, ce qu'il a à nous apprendre, ce pourquoi nous l'avons regardé, et notre place de spectateur, d'éternel voyeur.

Raconter l'enfer sans tomber dans la vulgarité, voilà ce qu'a réussi Pasolini. Ce film ne peut être aimé, ce n'est pas un film qu'on regarde encore et encore, une fois est largement suffisante, c'est même trop pour beaucoup. Mais c'est un film nécessaire, un film qui nous éclaire sur l'humanité, sur sa capacité d'horreur, et aussi sur le cinéma, ce qu'il peut montrer, ou pas, et sur le statut de spectateur, qui ne vient pas ici pour se divertir, mais pour réfléchir. Dans son film le plus radical et le plus controversé, son dernier film, Pasolini retravaille toute son oeuvre, toute ses idées, à la fois pour les critiquer et les mettre en lumière ; il signe un chef-d'oeuvre qui marque par sa portée et la borne qu'il institue dans l'histoire du cinéma.

Critique lue 672 fois

1

D'autres avis sur Salò ou les 120 journées de Sodome

Salò ou les 120 journées de Sodome
Velvetman
8

La seule vraie anarchie est celle du pouvoir

Sous l’égide de Salo ou les 120 journées de Sodome, Pasolini, crée l’un des plus grands témoignages que l'on ait pu exprimer sur la domination de l'être humain, et de son emprise sur l’identité...

le 2 avr. 2015

122 j'aime

5

Salò ou les 120 journées de Sodome
busterlewis
3

Une douleur sans fin.

Je n'utilise jamais le "je" pour mes critiques mais là, je n'ai pas le choix car je veux être certain d'exprimer ma propre voix. Je pense avoir vu un certain nombre de films dans ma courte existence...

le 8 oct. 2013

106 j'aime

Du même critique

Nadja
Clment_Nosferalis
10

Un chef-d'oeuvre

"Nadja" est un des meilleurs livres du XXème siècle, et l’un de mes préférés dans toute l’histoire de la littérature. Le surréalisme atteint ici son point culminant, sa véritable cristallisation, et...

le 15 sept. 2014

32 j'aime

4

En finir avec Eddy Bellegueule
Clment_Nosferalis
2

Beaucoup de haine et peu d'intérêt

Note de 2024 : Cette critique fut écrite il y a une douzaine d'années. La magie (?) des algorithmes fait que, comme elle était abusivement négative, elle a reçu beaucoup de mentions "j'aime" et s'est...

le 21 oct. 2014

29 j'aime

10