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Deuxième scène du film : les deux mannequins sont au restaurant, ils prendront ensuite le taxi et l’ascenseur d’un hôtel pour gagner leur chambre. Selon Carl, Yaya ignorant l’addition le force à la payer. Il le vocalise timidement, Yaya est agacée par le fait même de parler d’argent. Elle le trouve pinailleur et mesquin, il s’en défend. Elle décide de payer mais sa carte ne passe pas, conduisant Carl à effectivement régler l’addition. Dans le taxi Carl aborde le sujet sulfureux sur le mode de l’égalité des genres, ce que la diégèse et la composition de la scène ne confirment pas vraiment – il apparaît bien comme quelqu’un qui ne veut pas payer, il ne s’agit pas de « principes ». Il est moins riche que Yaya, il est peut-être même un peu rapiat. Yaya cultive une forme de désinvolture qui elle aussi n’est pas totalement honnête. Il y a un hiatus entre le discours des personnages et les raisons de leurs comportements.

On pourrait gloser cette scène assez longuement et on se retrouverait en terrain connu chez Östlund : des situations indécidables structurées par des rapports de force précisément disposés par le scénario ; en s’étirant ces situations permettent d’observer la pluralité et la complexité des affects traversant chaque personnage.

Sauf que ce dispositif n’est pas complètement maintenu. Pour la première fois chez Östlund (il faudrait revoir The Square pour vérifier, on avait bien la scène d’explication entre la journaliste et le héros) la situation conflictuelle se résout : Yaya élucide son comportement auprès de Carl. Ses propos sont intéressants, très rigoureux dans la mesure où ils sont tenus en considération de la réalité matérielle d’une jeune mannequin (qui n’a que sa beauté éphémère comme « force de travail ») mais univoques. Dans un dialogue conclusif se résorbent les impossibilités quintessencielles du cinéma d’Ösltund, celle d’épuiser la situation par son explication et celle de ranger notre interprétation derrière un unique point de vue. En outre la séquence est découpée en une série de plans et de micro-scènes qui s’interrompent assez vite. Les scènes de the Square et Snow Therapy (certes plus montées que celles de Play et d’Happy Sweden) s’étiraient dans le temps. Cette séquence n'est composée que de plans finalement assez brefs. Or chez Östlund la durée est fondamentale, elle enrichit les scènes en permettant à plein d’affects de traverser les personnages, à plein d’interprétations d’affleurer le spectateur. Les plans sont moins foisonnants : dans Play les plans sont fixes et au minimum moyen, il y a toujours plusieurs personnages, notre œil va partout. Dans cette seconde scène de Sans filtre l’œil est guidé par une réalisation assez traditionnelle, on se balade moins, le montage et la narration contraignent la lente monstration des affects.

Plutôt larvée dans la première partie (et peut-être dans The Square, à revoir à la lumière de celui-ci), ce changement de forme s’éploie dans les parties suivantes. La section sur l’île est vraiment discursive. Le réalisateur dispose une situation conflictuelle où vont s’actualiser des rapports de force mais aucune scène ne dure. Les jeux de pouvoir sont intelligemment identifiés mais ne produiront plus de moments indécidables : le réalisateur ne laisse plus le temps et l’espace aux affects de macérer (ou de bouillir). Les personnages sont requis par la narration dont l’objectif est d’illustrer une négociation, une domination ou une stratégie individuelle. Auparavant dans le cinéma d’Östlund les rapports de force étaient des points de départ ; on mettait tels éléments et tels sociotypes dans le cadre et on regardait ce qui se produisait en évacuant au moins temporairement l'histoire. Même dans The Square où la forme était déjà plus narrative et plus coupée certaines scènes duraient vraiment, exemplairement celle de l’homme-singe. Il n’y avait pas que la représentation d’une confrontation entre une violence primitive douteuse et des grands bourgeois habituellement si protégés, plein de choses infusaient : la tendance naturelle de ces gens à se soumettre, le courage maladroit de certains, la sympathie malgré tout pour ces convives qui n’ont rien demandé, l’empathie pour cet homme-singe dont le désarroi paraît si réaliste, l'indignation devant la violence dont il finit par faire preuve, etc.

La partie yacht vise davantage le rire. Et pour que la comédie fonctionne Östlund schématise les situations sociales et pousse vers la caricature (ou du moins il va chercher des cas extrêmes évidents). Cette amplification du trait permet la moquerie puis la jubilation burlesque – comique pour lequel Östlund me paraît assez fort (c’est la nouveauté plaisante de son cinéma, j’ai franchement ri devant la gelée qui tangue, les jets de vomis en bord de cadre et les glissades de la vieille française). Les situations perdent logiquement de leur ambiguïté, elles maintiennent un peu de leur longueur mais seulement au profit d’une montée en puissance comique. Évidemment le capitaine marxiste est sympathique mais le temps qu’il passe à l’écran donne les clefs d’interprétation de la troisième partie – une autre option narrative via laquelle on perd l’équivoque östlundienne.

Il faudrait revoir le film pour être sûr de ce changement de forme, je suis peut-être passé à côté de certains trucs (il est long, 2h30). Il me semble qu’il y a deux tendances chez Östlund. D’un côté il orchestre, construisant des situations révélant des rapports de forces précis (et illustrant assez brillamment une forme de matérialisme historique, c’est tout à son honneur). De l’autre il observe, il prend le temps de regarder ce qui se passe dans une situation donnée, comme un documentariste des comportements. Ces deux tendances sont complémentaires : pour observer ce qui se produit entre des personnages et révéler les affects qui les traversent dans une situation donnée fictionnelle, il faut bien orchestrer cette situation. Sauf que dans Happy Sweden et Play l’orchestration est précise mais minimale : on met simplement des jeunes femmes bourrées dans un tram, on prend un mec qui avoue avoir sucé un pote, des enfants pauvres et noirs qui rackettent des enfants riches et blancs, etc. Les situations sont plus simples mais plus obscures, moins facilement rattrapables par l’analyse. Le rythme et les cadrages sont davantage pensés pour observer les personnages pris dans ces situations que pour faire avancer une histoire. Les situations se complexifient narrativement avec Snow Therapy et The Square, elles se doublent d'enjeux plus narratifs, plus symboliques, mais la mise en scène leur permet encore de s’étirer, de s’enrichir de la pluralité des affects de chaque personnage. A la fin de Sans filtre Östlund orchestre mais n’observe plus. La mise en scène est principalement requise par la démonstration d’un théorème. Se perd le devenir-documentaire du cinéma d’Östlund et avec lui le vertige des interactions humaines.

Bretzville
7
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le 17 avr. 2023

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