Second Tour
6.1
Second Tour

Film de Albert Dupontel (2023)

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Pffff…

Mais…

Pffffffff…

On se connaît depuis longtemps, Dupontel, on est amis.

J’ai un réel goût pour ta sincérité d’enfant technicien, mais je vais être dur, par amitié : politiquement, ce film ne changera rien. N’essaie même pas de te convaincre que tu serais une brique parmi d’autres à la contestation, que tu contribuerais à ta manière, ou que sais-je. Tu n’es dans aucune révolution. Tu n’es pas subversif, tu n’es pas un contrebandier qui utiliserait les 13,2 millions d’euros de ce film contre le système qui les lui a donnés. Ce que tu dis, c’est dit tous les jours, parfois en beaucoup moins bien, parfois en beaucoup mieux. Tes spectateurs – même ceux qui ont aimé le film, même ceux à qui tu parles, il y en a plein –, sortis de la salle, retourneront scroller sur TikTok et Insta juste après la séance.

Sventu, il ne changera rien de l’intérieur. Pourquoi l’adversité extrêmement brutale que les frères rencontrent pendant la campagne devrait se calmer une fois l’élection consommée ? Pourquoi les événements déclenchés par Médée s’apaiseraient-ils tout-à-coup ? Tu sais bien que ça n’a aucun sens. Tu sais bien que le programme de Pierre-Henry ne sera pas appliqué. Programme aux lueurs de mallette de Pulp Fiction, dont tu as l’élégance de ne pas nous exposer le contenu, pas par goût du MacGuffin, mais parce que tu as passé une heure devant Final Draft à pas trouver quoi y mettre de scotchant et révolutionnaire, et qu’au fond le concret matériel ne t’apparaît pas comme si important que ça dans les mécaniques aériennes de ta poésie politique.

C’est peut-être faux, tout ce que je dis là. Va savoir, c’est peut-être toi qui as raison. Je crois même que je te prends un peu en traître, là, et qu’au fond ton projet cinématographique n’est pas si politique que ça. Mais tu prêtes un peu le flanc à cette critique, que veux-tu, parce que ta bonhommie sociale est omniprésente à l’écran, comme elle ne l’a jamais été.

Si je te dis tout ça, moi, c’est pour te choquer un peu, pour que tu te rappelles que le cinéma c’est plus qu’une tribune morale avec des moyens techniques. Sous la fine surface de cette forme baroque onirique de Park Chan-wook sous Xanax qui aurait mangé Jean-Pierre Jeunet, tout en travelings et en gélatines, en musique ton-sur-ton, en flashbacks expressionnistes et en color grading saturé, il n’y a plus de cinéma, on ne voit plus que toi, Albert Dupontel, ton propos, ton message, tes grigris philosophiques. Ta poésie est réelle, mais elle n’émerge pas de ton cinéma, elle naît à tes dépens, dans le terreau de ta simplicité, de ta naïveté ; cette poésie provoque chez moi une profonde bienveillance à ton égard, mais pas à l’égard de ton cinéma, et c’est bien le problème, on ne voit plus que toi. Tu envahis tout entier ta caméra, tu ne filmes plus de réalité matérielle.

Il y a tellement de bonnes idées, dans ce scénario. Tellement de puissance potentielle dans la séquence des marshmallows. Pourquoi planer au-dessus ? Pourquoi planer au-dessus de tout, tout le temps, comme ça, avec cette foutue musique et ces foutus pannings au ralenti ? Pourquoi transformer en clips tout ce que tu touches, tout ce qui aurait pu être du grand cinéma si tu t’y arrêtais deux minutes ? Dès que ton propre scénario te met un peu de vrai entre les mains, un peu de matière, ça te brûle les doigts, il faut que tu t’en débarrasses vite vite pour retourner piloter tes grues et tes drones. Même la discussion de foot incongrue entre Lior et Gustave, que j’aurais tellement aimé voir apparaître au milieu de nulle part comme ça pendant cette marche en forêt, un petit moment de chair dans ce festival d’air, on l’aura pas ; tu en désamorces l’éventualité aussitôt que tu l’as disposée, au nom du monolithisme de Lior et Gustave que réclame ta conception désincarnée de ce qu’est un personnage.

Un an avant ce film, Kervern et Délépine sont déjà passés par là, avec quatre fois moins de budget. En même temps (2022) n’est pas parfait, loin de là, il a des problèmes de film à sketches que Second tour n’a pas, et il se vautre plus que Second tour sur la poésie aussi. Mais au moins il essaie, il a pour lui de s’arrêter deux minutes quand il faut s’arrêter deux minutes, il s’intéresse à ses personnages en tant qu’êtres humains, et c’est même une meilleure comédie ! Il est beaucoup plus drôle. Mais pourquoi ? Par exemple, regarde, le coup d’aller à un feu rouge pour trouver un interprète roumain, c’est une vraie bonne idée que tu tiens là, c’est marrant, ça dit même des choses politiquement, moralement, y a tout dans cette vanne : du vrai, du trop, de la méchanceté, de la gentillesse, de l’ambiguïté, du malaise, le pivot avec la vanne d’avant qui est que Gustave sait lire « fils de pute » en roumain sur les lèvres grâce à son expérience de journaliste sportif. Y a tout. Pourquoi ça marche pas ? Parce que tu le filmes pas ! T’en fais juste une blague, bazardée en cinq secondes. Tu écris un film ou un one man show ? Transforme tes idées en cinéma ! Sur une idée comme ça, Kervern et Délépine auraient filmé la séquence, en voiture, au feu rouge, elle aurait duré six minutes ; elle aurait peut-être pas marché, tout ce qu’ils tentent ne marche pas, mais ils essaient, ils s’intéressent à leur matière. Et à l’époque du Créateur, à l’époque d’Enfermés dehors, tu l’aurais tournée aussi, cette séquence. T’avais ni le budget ni la renommée pour tous ces gadgets derrière ta caméra, alors tu t’intéressais à ce qu’il y avait devant.

Je ne te demande pas d’abandonner toutes tes lubies morales. Les chasseurs c’est gros, les journalistes c’est corrompu, les riches c’est méchant, les apiculteurs c’est gentil, les Roumains ça lave les vitres, les débats télévisés c’est stupide, bon, bon, écoute, si tu veux. Qui suis-je pour t’interdire d’inventer l’eau tiède ?

Je te demande juste de refaire du cinéma, s’il te plaît. Arrête de planer en drone au ralenti au-dessus de la matière.

Scolopendre
6
Écrit par

Créée

le 17 mai 2024

Modifiée

le 20 mai 2024

Critique lue 7 fois

Scolopendre

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