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Les longues conversations de groupe représentent l’élément formel majeur de la série. Elles sont toutes filmées d’une manière épurée : des plans d’ensemble et des plans sur chaque personnage ne variant peu d’une occurrence à l’autre ; la succession des plans refusant de se caler strictement sur celui qui émet la parole ou sur celui dont on attend la réaction.

Cette profusion de paroles conjuguée à une réalisation laissant l’œil se balader a pour effet de donner une intensité propre aux moments dialogués. Lors du dîner succédant l’atelier, le point d'orgue narratif est le divorce de Jun. Mais avant d’en arriver là, la parole circule très librement et nourrit des propos d’une grande richesse. Le film laisse le temps à Akari de développer la réalité matérielle du métier d’infirmière au Japon, on voit l'effet de cette découverte sur les visages de ses amies, on apprend nous-même plein de trucs, on comprend un peu son tempérament mais pas complètement.

Durant plus de cinq heures on écoute, on voit comment une parole appelle une autre parole, quel effet tel discours a sur tel personne, comment il affecte ou n’affecte pas sa perception - comment la parole crée et détruit des connivences, comment elle compose et recompose des alliances entre chaque personnage. Le pinacle de ce dispositif a lieu durant la lecture de la jeune romancière. Le caractère qu’on suggère aux personnages jusqu’ici n'épuise pas du tout les conversations qu'on voit à l'écran. On s’imagine que la lecture sera le théâtre d’une série d’événements importants (confrontation des amies de Jun à son mari, élucidation des rapports entre le mari de Fumi et la romancière). Or ces événements, bien qu’ils adviennent, s’amenuisent pour que la parole se déploie dans tous les sens. Le film nous laisse le temps d’écouter une partie substantielle de la lecture, on écoute les réactions du mari de Jun qui se montre d’une grande sensibilité artistique malgré la froideur qui lui était associée jusqu’ici. La romancière et le mari communiquent fructueusement sur la nouvelle, ce qui n'empêche pas le mari de lui adresser in fine une critique esthétique assez virulente. On perçoit les trois autres amies, a priori hostiles au mari de Jun, de plus en plus sensibles à son sens esthétique. Elles discutent ensuite avec lui, ce qui modifiera une partie de leur perception à son égard, mais pas la totalité. Comme elles on prend le temps de s’intéresser à ce type sibyllin. Jusqu'ici antipathique, il ne devient pas complètement sympathique, son tempérament reste indécidable. Les amies de Jun continuent de s'opposer à lui mais le connaissent davantage, ce qui paradoxalement accroît leur incompréhension. Des choses meuvent avec le flux des paroles, d'autres persistent.

La durée de ces dialogues de groupe permet d’apprendre à connaître les personnages. Il y a quelques scènes explicatives (par exemple dans les appartements de Sakurako et de Fumi, où on devine les responsabilités qu’elles ont chacune à supporter). Mais cet apprentissage se fait surtout à travers leurs mots, leurs regards durant les dialogues, leurs raidissements captés par la caméra. Et comme ces mots, ces regards et ces raidissements foisonnent indépendamment de la caractérisation des personnages (le fait qu’il s’agit d’actrices amateures amplifie la richesse de toutes ces réactions, non réductibles aux informations qu’un autre réalisateur aurait donné à ses actrices professionnelles pour leur composition), ils ne donnent que des signes de la vie intérieure de ces quatre amies. Elles nous restent mystérieuses, alors même qu’on passe notre temps à chercher à les comprendre.

La durée des films, elle, permet à cette compréhension de bouger. Sans la durée, le mari de Jun serait restreint à son rôle de mari insensible refusant le divorce. Elle permet aussi d’entretenir une certaine froideur analytique chez le spectateur. On a le temps de voir advenir des moments dramatiquement plus intenses, et les films soit nous les refusent, soit nous les donnent calmement, sans effusion des actrices et des acteurs. On compagnonne avec les personnages mais le calme et la durée des plans nous permettent aussi de les ausculter, d’essayer d’élucider ce qui les traverse. Contrairement à ce qui se produit dans l’immense majorité des séries, il n’y a pas d’impératifs narratifs gênant la compréhension et l’analyse. La série est dénuée de l’obligation marketing d’avancer ou de renouveler l'intrigue. Elle peut faire durer ses plans et ses scènes et y faire surgir subtilement un paquet d’impressions, d’émotions et d’incompréhensions – tout un tas de trucs inscrivant ces quatre femmes dans notre mémoire.

On dirait qu'Hamaguchi est vraiment meilleur quand il n'a pas de thunes. Il grève ses films d'intrigues éculées dès qu'on lui donne des moyens, alors qu'il excelle dans la captation des dialogues lorsqu'il dégage tout ce qui est dispensable.

Bretzville
9
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le 12 sept. 2022

Critique lue 49 fois

Bretzville

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