Du haut de sa caméra, Samuel Fuller tonne, hurle, insulte, vocifère, se calme pour une brève scène de tendresse avant de repartir de plus belle au combat. Il piétine les usages dramatiques, malmène la syntaxe conventionnelle, maltraite le découpage ordinaire, matraque à coups d’arguments enfoncés dans la tête, s’abandonne à une frénésie formelle dont rien ne peut freiner l’élan. L’ami américain est toujours resté fidèle à la profession de foi exprimée dans le prologue baudelairien de Pierrot le Fou. Il transforme ses critiques en réquisitoires, en pamphlets, en paraboles. Farouchement réfractaire à tout compromis, il refuse de se plier aux prétendus impératifs commerciaux, se moque des vedettes comme de son premier cigare. Le réalisme dans sa définition artistique, vision objective et moyenne de la réalité, déterminée matériellement et socialement, lui demeure tout à fait étranger. Mais son cinéma applique une sorte de pragmatisme : n’imaginant aucune thèse sans lui assigner aussitôt une vérité visible, il exige des résultats, sait qu’on ne peut vouloir la fin sans vouloir aussi les moyens, entreprend d’incarner toute idée en un geste. Pour accomplir son sentiment du chaos qui tient lieu de société, il a pour habitude de convertir chaque caractère en son contraire. Ses films se donnent non seulement comme des leçons mais, ce qui est plus rare, comme des démonstrations. Parce que la fureur n’y va pas sans la réflexion, il faut prendre acte de la morale qui s’y développe, d’autant plus que les traits par lesquels l’auteur inspire l’antipathie sont les mêmes qui expliquent son style. On comprend que les gifles cinématographiques qu’il a inlassablement balancées à droite comme à gauche aient été mal digérées des deux côtés. Shock Corridor, c’est tout cela cristallisé au plus brut. Du cinéma-dynamite pulvérisant le symbolique et lui conférant un côté exemplaire. Trois des principaux maux gangrenant l’Amérique des années soixante y sont dénoncés : l’hystérie anti-rouge, le racisme et la terreur atomique. Les motivations idéologiques, qui ont souvent valu une mauvaise réputation à Fuller, y aboutissent à un véritable renversement des valeurs. Rien de plus logique que ce côté swiftien atteigne ici une dimension systématique puisque les extrêmes se rejoignent perpétuellement et que tout le film s’apparente à un raisonnement par l’absurde.


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De la folie simulée comme méthode d’investigation : le journaliste Johnny Barrett se fait volontairement interner dans un hôpital psychiatrique pour réaliser le reportage qui, il l’espère, lui vaudra le Prix Pulitzer. C’est qu’un meurtre y a été commis, dont il escompte découvrir lui-même le coupable. Il est à la fois le néophyte pénétrant le temple de la folie afin d’en sonder le gouffre et le détective cherchant à élucider une énigme. Pour ce faire, il sollicite trois témoins dans le corridor de l’institut où les malades passent leurs journées. Le premier est un vétéran de la Corée ayant subi un lavage de cerveau après avoir embrassé la cause communiste. À son retour, méprisé de tous, il ne peut se réinsérer et enfile la vieille peau d’un général sudiste de la guerre de Sécession. Le second a perdu la boule alors qu’il était le seul étudiant noir de son université. S’intégrant à ses persécuteurs, il revêt la cagoule blanche du Ku Klux Klan, dont il se prend pour un chef, et profère des diatribes effarantes devant un auditoire conquis par ses appels à la haine. Le dernier est un savant atomiste qui n’a pas supporté les implications funestes de ses recherches. Après que Russes et Américains ont signé un accord sur la non-prolifération de l’arsenal nucléaire, il est lourdement retombé dans les eaux de l’enfance. À l’articulation didactique autour de ces cas cliniques s’adjoint la construction traditionnelle du film policier à suspense. Un esprit fort reprend donc l’enquête à zéro, se rend dans la demeure du crime, comme ces téméraires qui défient les fantômes et les vampires dans les châteaux la nuit, procède à des interrogatoires, observe toutes choses, provoque des aveux, échappe à divers dangers et, pour finir, démasque l’assassin et fait triompher la vérité. En se liant au fil mouvant et serré de l’intrigue et à ses marques stylistiques préétablies, le discours tire parti, comme par transfert, des qualités d’efficacité, de cohésion, de vraisemblance et d’étonnement propres à un sens instinctif du récit.


Pour Fuller, la quête du succès à tout prix se paye chèrement. L’aventure de Barrett, qui sombre peu à peu dans le néant de la conscience, est un voyage sans retour. À chaque information récoltée correspond une nouvelle dégradation de son état mental. La progression de l’investigation coïncide, étape par étape, avec le surgissement de sa folie. Les témoins questionnés répondent d’abord en déraisonnant puis, par la patiente connivence de moins en moins feinte de l’enquêteur, approchent de la lumière et renoncent à l’oubli. Au moment de recouvrer la lucidité, par deux fois l’esprit vacille et de nouveau s’éteint. Double échec dû à l’insistance malhabile de Johnny dans le moment où il est entre deux eaux, simultanément coupé d’une communication rationnelle et d’une communication irrationnelle. La troisième tentative est la bonne. Mais comme la légende dit qu’à Éleusis de grands cris marquaient la révélation du mystère, celui qui la reçoit est au même moment gagné par le délire. Si sa raison ne se reconnaît pas dans le portrait que fait de lui l’oracle interrogé, la démence y identifie son visage et la crise éclate. Le cinéaste indique parfaitement la manière dont la mécanique de l’action, une fois déclenchée, acquiert sa propre existence. Indépendante de toute volonté, elle ne peut être enrayée, même si elle conduit à la catastrophe. Quelle confiance accorder à des psychiatres incapables de détecter un simulateur et dont les procédés thérapeutiques (la séquence des électrochocs marque un point de non-retour) rendent fou pour de bon quelqu’un qui, sans doute disposé à la folie, n’y avait pas encore tout à fait cédé ? Dans ce monde de névrosés, les seuls personnages positifs sont ceux que la société a rejetés : ainsi Cathy, la femme de Barrett, chanteuse-stripteaseuse dont l’amour laisse subsister un espoir que Fuller anéantit pourtant sans hésiter.


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Si certains films, dont le registre paranoïaque suggère que la folie est moins la cause du dérèglement social que sa conséquence, sont amenés à la déclarer par la maturation de l’implacable (exemplairement Conversation Secrète de Coppola), celui-ci recourt au motif plus brutal du basculement. Son matériau est altéré par l’effondrement soudain du personnage et son absorption dans l’abîme. Des plans s’agrémentent de petites poupées qui nagent sur l’écran ; le temps d’un champ-contrechamp, l’environnement subit une transformation à vue ; la caméra rend les états d’âme par les angles ou les cadrages, l’intérieur par l’extérieur (le décor même de l’esprit), le flux des impressions par le flot des images. La psychose et sa description se confondent dans la même exacerbation des normes, comme si l’expérience du journaliste était tout entière rêvée par lui. Ne reste alors que le choc redoublé par l’enchère du réel et de l’imaginaire, leur complicité et la commutation de leurs traits. Rien de plus ambigu que la phrase d’Euripide placée en exergue du film : "Celui que Dieu veut détruire, d’abord il le rend fou." La subversion attachée à la folie gêne ; il faut donc la mettre en marge. Pour le cinéaste, c’est toute la civilisation moderne, avec ce qu’elle comporte d’ambition cruelle, de mégalomanie, de volonté de destruction, qui porte en elle les germes de la névrose. Ce qui arrive à ce reporter peut demain survenir à quiconque. L’asile d’aliénés s’impose comme une métaphore-clé qui fera retour avec le monastère belge d’Au-delà de la Gloire, où Américains ou Allemands se massacreront parmi de paisibles trisomiques tout à leur goinfrerie. Cet endroit résume et cristallise un état collectif en proie à des insanités majeures. Il dicte le ton d’un cinéma sauvage qui introduit une grammaire hachée, accentue la distance entre ce qui est reconnu comme normal et ce qui ne l’est pas, agence harmonies et intervalles avec une grande maîtrise du martèlement rythmique, s’enfle d’une outrance impossible sans rigueur. Le véritable visage du film apparaît ainsi violemment contrasté, partagé entre soumission aux lois de la nécessité et invention poétique, observation et métaphore, description d’une hallucination et restitution de ses sensations.


Spéléologue hardi, Fuller aime plonger dans les ténèbres — et on sait depuis longtemps qu’il n’y en a de pires que celles du cœur de l’homme. Tout laisse à croire qu’avec Shock Corridor, il a tenté de réaliser sa propre anthologie. Obstinément rétive à partager l’humanité selon des lignes claires, son œuvre reste controversée. Comment cerner, comment récupérer cette force de la nature qui dirigeait son équipe à coups de revolver ? Cet éternel jeune homme en colère qui dénonçait l’hypocrisie et le conformisme dans des fables aussi déconcertantes qu’explosives ? Cet individualiste forcené que seuls passionnaient les excès de personnages exceptionnels mais n’en croyait pas moins aux vertus pédagogiques de son art ? Ce journaliste à sensation qui dynamitait les clichés hollywoodiens pour mieux dévoiler les pulsions inavouées de son pays ? Ce moraliste paradoxal qui choisissait pour figures du double jeu social mercenaires et prostituées, imposteurs et névropathes ? Cet anarchiste romantique mû par une foi inébranlable en les vertus de la contestation ? Cet artificier baroque qui, à l’instar d’un Robert Aldrich, ne recourait aux règles des genres consacrés que pour les déshonorer avec allégresse ? Cinéaste de l’inconfort et de la confusion, n’a-t-il pas toujours rêvé d’installer une mitrailleuse derrière l’écran pour décharger quelques rafales authentiques sur les spectateurs et les rappeler ainsi à la réalité à laquelle ils espéraient échapper ? Ses films battent en brèche toutes les certitudes sur lesquelles repose la bonne conscience américaine, et ce travail de démolition est parfaitement achevé avec Shock Corridor. Fuller ne propose aucune voie de salut, nul happy end utopique qui viendrait atténuer la violence de son propos. Mais parce qu’il cultive le paradoxe jusqu’au bout, la pulsation si caractéristique de sa mise en scène célèbre en fait, inconsciemment peut-être, la seule réponse possible à ce nihilisme total : le bouillonnement créatif d’un artiste visionnaire.


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Thaddeus
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le 27 déc. 2023

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