Un film de Kelly Reichardt commence toujours par une sensation. Sensation du touché et de la matière. On s’attarde sur la laine, la poterie, la terre. Une sensation sonore. Pas de musique, à part une flûte à la fin, et un son bouclé synthétique en intro et outro. Le reste c’est le son de ce qui vit à l’image. Une sensation colorimétrique aussi, une sensation particulière de texture d’image. Terreuse, désaturée, douce. Les blancs ont comme une lueur de trop, comme une douceur qui bave. On doit cela au directeur de la photographie habituel de la réalisatrice Christopher Blauvelt (qui a aussi travaillé avec Gus Van Sant et Sofia Coppola). Le travail du cadre se situe quelque part entre le photographique, le réalisme poétique, et le documentaire. Dès l’introduction du film, on assiste aux différents recadrages de l’opérateur caméra. Les zooms sont imparfaits, ça cherche un cadre, ça cherche une esthétique, une inspiration, un équilibre. Kelly Reichardt, qui monte elle-même son film, décide de laisser visible la recherche d’équilibre. Elle-même en recherche sur sa table de montage, elle fait apparaître le processus originel de cette recherche, celui de la captation. Plus tard dans le film, il sera impossible d’avoir une quelconque idée de où va le film, tellement on découvre les différentes actions en même temps que Lizzy.

Ce rééquilibrage constant entre les corps et les affects relève parfois aussi d’un jeu sur les attentes. On voit Jo lancer une corde sur une branche, en faire le tour, la récupérer, faire une boucle, faire un nœud, vérifier sa solidité, Lizzy arrive un peu interloquée… Finalement il ne s’agissait pas d’une volonté funèbre de se pendre, mais simplement de la fabrication d’une balançoire. Plus tard, champ sur Lizzy, on entend comme un vêtement qui se déchire, contre-champ, le vêtement est intact, ce n’était qu’une fermeture à velcro ouverte subitement. Plus tard, là où Lizzy travaille, tout le monde semble enjamber une matière blanche hors-champ sur le seuil de la porte, on verra quelques séquences après qu’il s’agit en fait d’un chien. Les clés du film résident en des choses simples, mais elles ne sont pas données bêtement. En jouant sur nos attentes primaires, la réalisatrice nous invite à écouter encore plus attentivement les moments où il semble ne rien se jouer. Et là où rien ne semble se jouer, c’est dans le quotidien.


Dans la petite histoire des relations humaines, des fois on s’engueule pour le loyer et l’eau chaude, d’autres fois on sauve des pigeons. Le processus créatif n’échappe pas au quotidien de nos vies banales. Le quotidien est bien ce qui a le plus d’impact sur nous, puisque c’est ce à quoi notre corps est directement, et le plus régulièrement, confronté. Regarder le quotidien des gens est déjà une histoire en soit, puisqu’il n’est jamais tout à fait notre quotidien. Nos vies sont banales, et sont uniques pour ça.

Pour autant, Lizzy nous rappelle – et se le rappelle à elle-même – « a lot of people are creative ». Ce qui fait de Lizzy une artiste n’est donc pas simplement sa créativité – puisque que beaucoup savent créer –, mais c’est d’abord son travail, et la régularité de son travail. Elle attend beaucoup de ces heures qu’elle consacre à son travail. Non pas qu’elle y trouve un rituel cosmique de création, elle s’y implique simplement, corps et esprit, un temps donné. C’est un travail. Cela fait d’elle quelqu’un d’exigeant. Elle a besoin de cette exigence, envers elle-même, et envers les autres. Cette exigence se prolonge dans l'attente qu'elle a du produit fini, après cuisson, seul aspect du travail de création sur lequel elle n’a pas le contrôle. Alors quand ça casse, la tranquillité bienséante du milieu artistique l’insupporte. Forcément. Elle ne peut pas accepter d’être parasitée par les choses du quotidien. Ce qu’elle doit pourtant comprendre c’est que le processus créatif ce n’est pas que des heures de travail. Toutes ces choses qui l’empêchent de travailler, sont aussi ces choses qui résonnent dans son travail.


Au-delà du personnage interprété par Michelle Williams, le film fait le portrait d’un milieu artistique lancinant. Scoop : ceux qui créent ne sont pas des passionnés surexcités. Le rythme entier du film se calque sur ce temps lent que semble s’accorder le milieu artistique. C’est d’ailleurs bien là l’autre sujet du film : Lizzy appartient, malgré elle, à un milieu d’artistes. Dans le même temps, tous ses efforts sont grandement tournés contre celui-ci. Lizzy est une revisite reichardienne de la figure bien connue de la femme à chat. Sorcière créative, qui a besoin de sa solitude, de son introversion, de son chat. Plus à l’aise avec les animaux qu’avec les émotions changeantes des humains. Pour autant, il est dans la culture de ce milieu de « show up », expression que la réalisatrice explicite comme le fait "de se présenter sur son lieu de travail tous les jours. Ensuite, l’idée de se montrer présent pour les autres, pour ses amis, pour les gens qu’on aime. Les personnages du film ont des relations compliquées entre eux. Par exemple, les tensions entre Joe et Lizzie ne les empêchent pas de respecter le travail de chacune et d’être présente l’une pour l’autre."

Sorcière parmi les sorcières, Lizzy a beau considérer le pigeon comme un obstacle à ses heures de travail, elle est la seule, durant tout le film, à considérer ce pigeon. Elle l’appelle d’ailleurs « bird », là où tout le monde lui rappelle que « ce n’est qu’un pigeon », comme si les pigeons étaient les indignes, les chassés du clan noble et grand des oiseaux. Comme s’ils étaient les gens banals des oiseaux, et que les gens qui entourent Lizzy ne se reconnaissaient pas comme les gens banals. Lizzy leur rappelle deux choses, que l’extraordinaire n’est qu’une question de point de vue sur l’ordinaire, et que la créativité vient de l’ordinaire. Travailler c’est rendre ordinaire la création. En cela, Lizzy est le pigeon, et un pigeon est bien plus intéressant qu’un aigle. Showing up devient une œuvre bien plus intéressante que beaucoup d’autres qui se prennent pour des aigles. C’est un antidote parfait à tous ces films un peu niais qui poussent à l’idée de « s’accrocher à ses rêves », de « se battre pour ses rêves », etc. Créer devient davantage une histoire de quotidien, que de rêve.



Spécialiste du comportement humain, Kelly Reichardt met à nu toutes ces équations morales qui agitent notre vie quotidienne. Lizzy souffre de la morale trop bonne des gens qui l’entourent. Elle lutte contre la communauté, dans un milieu qui ne tient que par ça. Elle réclame un droit à l’errance imparfaite, à la solitude comme mauvaise solution, au travail comme justification aux rabat-joies. Un droit à l’antipathie, et à la dissonance cognitive. Un droit à douter de soi. Elle réclame le plein droit à la créativité, bien au-deçà du plein droit au bonheur, dont elle ne saurait que faire. Tandis que les autres vivent leur sociabilité, Lizzy reste avec son pigeon à grignoter des chips. Elle s’en veut un peu. Non, plus précisément, elle s’en veut de s’en vouloir, et elle en veut aux autres de voir qu’elle s’en veut de s’en vouloir. C’est ça être une sorcière au XXIème siècle, on est mal vu par les autres, et par soi-même.

Florian_Morel_13
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le 19 juin 2023

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