Paolo Sorrentino est influencé par deux philosophies artistiques en apparence contradictoires : la comedia dell'arte d'une part, avec des personnages clownesques, bouffons, des situations loufoques, colorées, magnifiquement baroques et tragi-comiques en permanence, et le décadantisme d'autre part, notamment celui de Thomas Mann qu'il citait dans Youth - très inspiré d'ailleurs par La Mort à Venise de Visconti, ou celui plus cynique de Céline ou plus romantique et mondain de Proust dans La Grande Bellezza. Et quoi de mieux que Silvio Berlusconi pour donner un sens à toutes ces contradictions puisque le personnage est la contradiction même ?


En auteur, Sorrentino se pose les mêmes questions que dans ses films précédents, les creuse encore et encore, presque jusqu'à la redite.


La politique, le réalisateur italien s'y était attaqué par le passé, que ce soit avec Il Divo où Toni Servillo incarnait déjà un homme politique italien, ou même la série A Young Pope. Ici, Sorrentino livre un film étrange, presque vain, métaphore du vide de son sujet. Il filme avec virtuosité des scènes de spots télévisés vulgaires ou de clips musicaux, un peu comme Malick l'a fait dans Knights of Cup, ce qui m'a laissé en partie en dehors bien que le film s'offre des fulgurances et une mise en scène par moment brillante. Mais sans doute dans ce dégoût et ce trop plein, il y a quelque chose de voulu par Sorrentino.


La scène d'ouverture, avec un agneau, donne le ton du grotesque qui s'opèrera tout le long du film. Voilà la bête qui bêle devant un jeu télévisé et qui reste obnubilée par lui alors qu'il gêle dans la pièce et qu'elle va en mourir. Comment ne pas y voir la métaphore d'électeurs moutoniers fascinés par un monde factice et égotiste ?


Silvio et les autres, Loro en italien, c'est à dire "eux" est ainsi un film aussi éclatant qu'un linceul de chair. Sorti en deux parties en Italie il est ici livré d'un seul tenant, il y perd sans doute en intensité. Il s'attarde en effet longuement sur les formes délicates de jeunes femmes en quête de célébrité que Sorrentino filme jusqu'au dégoût : des fesses, des seins, des jambes interminables, des yeux bleus et des tâches de rousseurs, dans des maillots de bain ou des décolletés exagérés, postures lascives, allenties, statufiées, Vénus et vestales figées et nues dans les eaux des piscines et les jardins de somptueuses villas. Face à cette jeunesse, insolente et vaniteuse, dans un pays vieillissant et dans une Italie nostalgique de son prestigieux passé, il y a Silvio Berlusconi, qui n'est que le reflet miroitant et décati de ces femmes, cinquante ans en plus, au crépuscule de l'existence, le maitre à penser de toute une génération fascinée par l'argent et l'apparence.


Toni Servilio, brillant et magnétique, semble revêtir un masque tout le long du film. Son visage, platré et silloné de rides aussi grotesques que celles de masques théâtraux Kabuki, grand sourire, calvitie cachée par la chirurgie esthétique, retranscrit un Berlusconi cabotin, farceur, séduisant mais despéremment vide. Il n'y a rien derrière le masque : un homme à femmes, qui vend du rêve, qui parle, qui occupe la scène, dans un quasi monologue. Il chante devant des potiches semblables à des pots de fleurs, il couvre de cadeaux ; avec lui l'argent ruisselle, dans sa somptueuse villa qu'il occupe en Sardaigne et où il vit grassement. Il y a fait installer tout un monde factice, à l'image de ce qu'il vend et promet : un château pour enfant ressemblant à celui de Disneyland, un vieux carrousel enchanté, des serres à papillons comme une métaphore de l'évanescence et la fragilité de son monde, et même un faux volcan qui crache des flammes et des étincelles, sommet de facticité exubérante.


La réalité n'intéresse pas tellement Sorrentino. Le but n'est pas de parler des faits politiques ou historiques (même si on suit plusieurs étapes clés de la fin de sa carrière politique : président du conseil en 2008, divorce avec sa femme, affaire des bimbo, tremblement de terre de 2009...). Il invente, il brode autour de Berlusconi. Certes on voit des arrangements, des combines, des intrigues. Mais tout cela n'est qu'un "truc", une sorte d'illusion que le cinéma prodigue. Ainsi la politique n'est rien autre que du théâtre, qu'une mise en scène et c'est cela, dans un pays aussi exhubérant que l'Italie, qui séduit et repousse tout à fois. Berlusconi est l'acteur oscarisé de la politique italienne : il fascine parce qu'il occupe la scène comme L'Albatros de Baudelaire, pathétique. Vanité des vanités. Et un peu comme dans La Grande Bellezza, Berlusconi n'est que le roi des mondanités, le roi d'un monde de fête, préférant d'ailleurs les soirées d'anniversaires de jeunes bimbos à des sommets de l'ONU ; c'est un homme un peu las et fatigué qui se réfugie dans la fête plutôt que dans la réalité. Quant aux autres personnages, ils sont tout aussi baroques, quoique la plupart des admirateurs soient d'une grande platitude, mais parmi la galerie que nous offre le réalisateur, on trouvera des enfants capricieux, des vieillard ambitieux, des milliardaires vaniteux, des majordomes mutiques, dans une fresque loufoque et parfois drôle avec quelques scènes mordantes d'ironie.


Tout n'est que chair, tout n'est que maquillage, tout n'est qu'un fard mal appliqué sur des âmes décadentes, sur un pays décadent, dont Berlusconi est l'incarnation. Pendant 45 minutes on ne voit pas le politicien mais un jeune agent (Ricardo Scamarcio), avide de cocaïne et de jeunes femmes, businessman et proxénète, rêve de le rencontrer, comme toutes les gamines à ses côtés, qui sont ses faire-valoir. Il va nous introduire, lentement, dans son monde. Il veut être comme Silvio, bâtir un empire et régner. Sans convictions politiques, sans envie particulière autre que d'atteindre son rang de quasi divinité, d'avoir sa part des dieux, d'être parmi "eux", dans cette Italie argentée.


La réalité est tout autre, Silvio s'ennuie. Comme tout acteur, s'il quitte la scène, il meurt, se retrouvant face à lui-même. Alors il l'occupe, piteusement, se lançant dans des quêtes vaniteuses, reconquérir sa femme qu'il trompe allègrement, acheter un joueur de football prestitigieux pour l'AC Milan, reconquérir l'Italie en achetant les voix de sénateurs, reconquérir sa jeunesse en essayant de séduire une jeune femme de vingt ans. Mais voilà Berlusconi est un vieil homme. Usé, il ne parvient à aucune victoire, si ce n'est à la Pyrrhus. Pour combler son vide, il ne fait qu'agir, même en vain. Le voilà, dans une scène mémorable, qui appelle un numéro dans l'annuaire, au hasard, et qui vend un appartement factice à une mère éplorée, pour voir s'il peut encore persuader. Le voilà qui se dispute avec sa femme, montrant qu'il ne se livre jamais, qu'il n'est qu'une façade, dans une confrontation terrible où mari et femme ne sont que le miroir de leurs propres artificialités.


Berlusconi est un paradoxe. Offrant les mêmes colliers en diamant à chacune de ses bimbos il est capable de se rappeler de chacun de leur prénom. Lorsque l'Italie subit un tremblement de terre, il se rend sur place, grave, digne. Il promet la reconstruction à tout le monde et il le fait. Comment ne pas songer aux tragiques catastrophes que l'Italie a traversé ces dernières années ? Il y a cette Italie des ruines, en déréliction, qui adule cette Italie du faux et de l'apparence, de l'argent et des jolies femmes, cette Italie vulgaire, celle de Berlusconi. La fable serait applicable partout : Trump, Sarkozy, sont d'autres exemples de cette politique télévisuelle, factice et basée sur l'argent et la consommation qui illustrent si bien les maux de notre temps. Mais en Italie il y a toujours une dimension christique aux choses et certains rappellent les hommes providentiels pour faire des miracles. Dans la scène finale, sous les décombres d'une église, on extrait une statue d'un Christ rédempteur. Berlusconi a repris le pouvoir. Il est rescapé de sa propre vanité, le revoilà sauveur et homme d'action, tel un christ repenti. Le dernier plan rompt avec le luxe tapageur du film. Il montre la réalité, l'Italie, la vraie, celle meurtrie par les catastrophes et les crises. La protection civile, les vrais gens, le vrai monde se repose, en silence, épuisé parmi les ruines, sous les regards de ce christ sorti des décombres, seul miraculé.


Le portrait en finesse que brosse Sorrentino de Silvio Berlusconi a su faire consensus en Italie : ni flagorneur, ni insultant, il se veut surtout provocateur et baroque, ambiguë, à l'image finalement de ce qu'est le célèbre politicien, un comédien et l'incarnation des paradoxes de l'Italie. Mais le film, très dense, hélàs, se perd dans la vanité de son propos et comme tout oeuvre dont le sujet est le vide elle est aspirée un peu par celui-ci. Il manque finalement un peu de la grâce et de l'émotion qui donnait à La Grande Bellezza tout son cachet et ce malgré la densité et la quantité de plans intéressants et de messages glissés dans le film . Il faut dire qu'il n'y a derrière les murs des villas de Berlusconi aucune oeuvre d'art, aucun des recoins secrets et merveilleux qu'offraient Rome et ses ruines antiques. Derrière le masque, il n'y a rien.

Tom_Ab
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le 31 oct. 2018

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Tom_Ab

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