Nombreux sont les films a avoir traité de la solitude, de l'errance propre aux grandes métropoles. Mais peu arrivent à trouver le chemin pour traiter ce sujet avec toute l'élégance, la délicatesse et la sensibilité nécessaire. Sue perdue dans Manhattan, aujourd'hui injustement oublié après avoir remporté un joli succès d'estime a sa sortie, fait partie de ceux là. Amos Kollek parvient à saisir avec précision les sentiments de son héroïne pour livrer un bijou noir sur la difficulté d'être adulte et de vivre.

Sue n'est plus toute jeune, les années ont passées et son corps a subi les affres du temps. Cela ne l'empêche pas de l'offrir a la vue de quelques badauds un brin pervers en l'échange d'une modeste somme d'argent. Besoin d'argent ou ennui ? Sans doute un peu des deux. Le temps a tout emporté, sa jeunesse, ses rêves, ses amis. Elle s'est prise la réalité en plein visage et à du essuyer les plâtres de son retour à la réalité. On ne sait finalement que peu de choses de son passé. Elle a commencé des études de psychologie, s'est perdue et ne s'est jamais retrouvée. Les petits boulots se sont enchaînés, elle a quitté sa famille, ses amis sont partis vivre leur vie. Elle a sans doute été aimée des hommes mais comme tout ce qui a fait un jour partie de sa vie, ils ont fini par l'abandonner a leur tour. Et nous voilà face à Sue, ayant bien dépassé la quarantaine et se retrouvant seule dans Manhattan sans personne a qui parler ou avec qui échanger ses sentiments, ses peines et ses joies. Sur le point d'être expulsée de son appartement après plusieurs mois d'impayés, elle part à la recherche d'un emploi quel qu'il soit, n'hésitant pas à mentir sur ses compétences et son passé. Partout, elle doit affronter le regard de personnes hautaines se permettant de la juger parcequ'elle n'a pas vécue la vie qu'il fallait et qu'elle n'est pas rentrée dans les cases qu'il fallait au moment où il le fallait. Rien n'y fait, le monde n'a plus besoin d'elle et le lui fait clairement comprendre.

Sue tente alors de compenser sa tristesse en recherchant le contact avec les autres. Mais, cela est presque toujours voué à l'échec. Ses approches sont maladroites et le contact est souvent forcé, ce qui a pour effet de fermer instantanément ses interlocuteurs. Sans doute est-elle restée seule trop longtemps ou as-t-elle trop peur d'être rejetée une fois de plus. Toujours est-il qu'en faisant trop ressentir aux passants qu'elle croise sa détresse émotionnelle, elle en devient pathétique et accentue le rejet qu'elle ressent chez les autres et s'enferme un peu plus dans sa solitude. Alors pour tenter de changer la donne quelques instants, elle couche avec des inconnus, sa « façon de s'exprimer » selon elle.

Malgré cela elle finit parfois par nouer quelques liens avec des gens qu'elle croise. Mais elle est trop inadaptée, trop maladroite et ne sait plus comment réagir quand arrive la chaleur humaine tant recherchée. Tout les passages où Sue tergiverse, ne sait pas comment réagir face à ces nouvelles connaissances dont la gentillesse la surprenne, sont bouleversant tant on sent qu'elle est sur le point de toucher à son but, qu'il lui suffirait de saisir la main tendue pour s'en sortir et refaire surface. Mais la peur de l'inconnu est sans doute trop importante pour oser se lancer et surtout pour oser aller mieux. Le film arrive en effet à décrire de façon très juste cette tentation de l'abîme, cette forme de complaisance que l'on peut avoir à rester dans un état qui nous rend malheureux, tout simplement car on ne sait pas faire autrement qu'être malheureux. Ainsi, même quand l'amour entrera dans sa vie, Sue ne parviendra pas à le saisir malgré les innombrables relances de son nouvel amant. Non pas qu'elle ne désire pas profondément être heureuse avec l'homme qu'elle a rencontré, c'est juste qu'elle n'arrive pas à croire que l'on puisse être sincère avec elle, que l'on puisse s'intéresser sérieusement à elle, autrement que pour son corps ou par politesse.

Le constat du film est donc très amère sur l'impossibilité de se sortir de cette mélancolie et de cette solitude dans lesquelles Sue a sombrer il y a trop longtemps. Anna Thomson illumine le film de sa présence, parvenant à exprimer une profonde tristesse sur son visage et n'hésitant pas à s'enlaidir au fur et à mesure du dépérissement de Sue. Elle parvient aussi à donner une forme de grâce, d'élégance à son personnage. Désespérée et perdue, Sue n'en garde pas moins une forme d'élégance du désespoir. Elle sombre avec panache en quelques sorte. Sue perdue dans Manhattan est donc un film profondément déprimant, un joyau noir qui nous interroge sur notre propre rapport à l'autre, sur notre solitude et sur notre incapacité à saisir les opportunités que la vie nous présente. C'est aussi un film sur la difficulté de trouver sa place dans une société normalisée où l'on ne veut pas des gens qui n'ont pas trouver la leur quand il le fallait.
ValM
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le 21 oct. 2014

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ValM

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