Vertigo : un de mes plus vieux et plus grands souvenirs de cinéma. Le film m'avait estomaqué, fasciné, émerveillé. J'étais à peine ado la première fois que je l'ai vu. Et je ne savais pas du tout à quoi m'attendre en allant le voir. Les cinq premières minutes (cette poursuite haletante sur des toits pentus) m'avait littéralement cueilli à froid. Et quand l'inspecteur de police Ferguson glisse et reste accroché à une gouttière, suspendu dans le vide, ça avait été comme si j'y étais moi-même suspendu, m'attendant à chaque seconde à ce que la gouttière se décroche et me précipite dans le vide, quinze étages plus bas. Qu'il ait pu se tirer de cette situation archi-critique ne m'avait pas arrêté une minute, ayant tout de suite été embarqué et captivé par l'étrange histoire de cette jeune femme blonde hyper-chic mystérieusement fascinée par une ancêtre l'incitant à la rejoindre dans l'au-delà ; je ne trouvais rien d'abracadabrant à cela (j'avais 13, 14 ans et à cet âge on croit ce qu'on voit, à ce qu'on nous montre ou dit). Je comprenais aussi que le désormais ex-inspecteur de police était, quoique parvenu à ne pas lâcher la gouttière jusqu'à ce qu'on le secoure, tombé en revanche amoureux de la belle jeune femme suicidaire, sur laquelle il était chargé de veiller. Complètement intrigué par cette histoire, suspendu à ses moindres péripéties, j'en avais perdu le sens du temps. J'éprouvais dans toutes les fibres de mon corps l'espèce de fatalité que subissait cette malheureuse jeune femme (magiquement incarnée par Kim Novak) et quand, échappant à la surveillance de l'ex-inspecteur (James Stewart), elle gravit l'escalier du clocher d'un monastère et se jette dans le vide, je me disais naïvement que ce qui devait arriver était arrivé et qu'on était au bout du film. J'attendais donc que les lumières se rallument pour quitter mon siège et la salle, mais l'écran continuait de visualiser des images et celles-ci se focalisaient sur un nouveau personnage encore jamais vu. « Ben quoi ? c'est pas fini ? » Décontenancé et plus intrigué que jamais, je me réinstallais dans mon fauteuil et peu à peu me réintéressais à cette suite venant bizarrement après la mort de la malheureuse héroïne qu'une parente ayant vécu des siècles avant elle avait poussée à la venir rejoindre.
Cette suite ou deuxième histoire, je commençais à comprendre que, contre toute logique, elle se raccordait à la précédente. Ma perplexité grandissante sur la façon dont tout cela allait se terminer ne m'empêchait pas de m'indigner du traitement qu'infligeait l'ex-inspecteur à la proie tombée providentiellement entre ses mains, de la cruauté avec laquelle il martyrisait cette pauvre jeune femme en l'obligeant à se plier à son fantasme : ressusciter la disparue dont il était amoureux.
Et voilà qu'il voulait rejouer la tragique scène de l'escalier menant au sommet du clocher du monastère, elle ne voulant pas monter, lui la forçant à le faire afin, je le comprenais, de retrouver la pleine maîtrise de lui-même en triomphant une fois pour toutes du vertige qui l'avait saisi lors de l'épisode de la gouttière. Il la forçait à monter l'escalier, elle résistait, il la forçait toujours plus... et la catastrophe se produisait. Et puis le glas. Et la vraie fin cette fois.
Et moi quittant la salle persuadé que je n'oublierai jamais cette séance, persuadé que cet Hitchcock, dont j'entendais parler pour la première fois, était un formidable génie et que son film, époustouflant, merveilleux, mystérieux, déroutant, envoutant, hypnotique, vertigineux, magistral, méritait tous les adjectifs qui me venaient aux lèvres, et d'autres qui n'y venaient pas.
Beaucoup de temps a passé depuis. Mon enthousiasme pour ce chef d'oeuvre du cinéma n'a pas changé.