"Sunset Song", si l'on voulait caricaturer, c'est un peu l'archétype du film concentrant tous les "ce qu'il ne faut pas faire" à la croisée de deux grandes catégories : les adaptations cinématographiques de classiques de la littérature d'une part, et d'autre part les drames s'inscrivant dans une période historique particulière. Et si l'on voulait être teigneux, on pourrait combiner le tout : drame historique adapté d'un roman britannique (qualificatif de nationalité qui n'est pas anodin, puisque le cinéma anglais contemporain regorge de ce genre de films, beaucoup ne s'aventurant même pas en dehors des frontières nationales).


Situé juste avant puis pendant la Première Guerre mondiale, le récit se veut avant tout le portrait d'une jeune Écossaise et d'une terre, celle de la région d'Aberdeenshire. Le lien entre les deux devient vite évident étant donné l'insistance avec laquelle la voix off le souligne : « She felt that she was the land ». Et c'est bien là le problème (ponctuel) de "Sunset Song" : parce qu'il ne parvient pas à faire ressentir les choses par l'action filmée ou les dialogues, une voix off répétant ou paraphrasant (je ne l'ai pas lu) le roman de Lewis Grassic Gibbon vient régulièrement expliciter les sentiments profonds des différents personnages. À la troisième personne. Toutes les cinq minutes. L'abus de ce procédé, que l'on ressent directement comme une facilité dans le travail d'adaptation autant qu'une faiblesse, rend ces 2h15 particulièrement pénibles.


L'autre problème, plus subjectif, concerne la dimension mélodramatique très appuyée, enfermant chaque personnage dans une coquille vide — mais remplie de clichés les rabaissant plus bas que terre. Chaque moment difficile est détaillé avec insistance, étiré jusqu'à l'écœurement. On a donc droit, successivement : au patriarche autoritaire (Peter Mullan, mal utilisé en père Fouettard poussif, et c'est bien dommage) qui bat son fils et violente sa femme à coup de grossesses répétées, et "qui n'aura que ce qu'il mérite" ; à la mère qui n'en peut plus de sa souffrance et qui commettra l'irréparable ; à la jeune femme/mère qui s'éveille à la sexualité ; au jeune homme/père dont la vie est brisée par la guerre. Le tableau (dépeint de manière non-exhaustive ici) est bien chargé, mais la tension dramatique en est paradoxalement absente.


Il faut sans doute en chercher la cause dans la beauté artificielle de la photographie, un parti pris esthétique écrasant qui éloigne radicalement le film de la notion de naturel, à grand renfort de couleurs vives et d'éclairages variés. Certaines scènes en intérieur sont réussies, par exemple à la lumière des bougies, mais l'allure visuelle surréelle de l'ensemble s'accorde assez mal avec l'aspect très classique de la mise en scène. Et quand on voit des paysans marchant à travers champ uniquement pour la beauté du geste (dans la réalité, aucun n'aurait idée d'écraser ainsi du blé, et plus particulièrement à une époque où la nourriture n'était pas abondante), on se dit que la frontière entre licence artistique et grand n'importe quoi est parfois extrêmement ténue. Si l'on ajoute à cela un dernier quart d'heure particulièrement raté, où la tentative d'émouvoir se transforme en démonstration de ridicule, avec changement de comportement aussi brusque que programmatique, des stéréotypes sur l'accouchement qui devraient aujourd'hui être interdits, et pour couronner le tout un parfum écossais de pacotille (la plupart du temps, cf. par exemple la controverse autour de la ballade "Auld Lang Syne" qu'aurait écrite Robert Burns), il y a de quoi s'énerver. Sur le thème de la libération féminine à une époque similaire, mieux vaut voir ou revoir le très bon "Loin de la foule déchaînée" de John Schlesinger, avec la superbe Julie Christie au centre des problématiques liées à l'émancipation.


[AB #98]

Morrinson
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le 20 juin 2016

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