Tabou
7.4
Tabou

Film de Miguel Gomes (2012)

L’intégralité du film se présente comme un immense songe. Dans un prologue fugace, il est d’abord question d’un explorateur au cœur de la savane et de son destin funeste avec un crocodile. Rétrospectivement, on s’amusera plus tard de constater que seul ce dernier élément demeure cohérent avec cette affiche trompeuse : un splendide crocodile qui baigne dans un esthétisme charmeur avec des yeux d’un bleu particulier. La narration du crocodile mangeur d’hommes s’arrête ici, Miguel Gomes va ailleurs. Il ne veut non pas nous faire plonger dans un fleuve africain en compagnie de cette merveilleuse bête, il souhaite en premier lieu nous immerger dans le petit bain de la vie avec ses instants de plénitude mais aussi ses inéluctables remous désagréables.


Dès la fin du prologue, la première partie du film s’ouvre et rejette brutalement l’ambiance de l’aventure coloniale pour entrer dans le monde moderne. On y trouve un ensemble de personnages inintéressants : Aurora une vieille femme aigrie, sa servante Santa, et Pilar une voisine bienveillante. L’intrigue du trio n’est qu’un amas de scènes inutiles et de dialogues creux. Sur le moment, aucun personnage n’a de passé, de présent, d’avenir. C’est un spectacle terne et monotone du quotidien le plus banal qui soit. Et disons-le franchement, l’ennui se fait pesant et agaçant durant presque une heure.


Mais alors, qu’est-ce qui rend Tabou aussi particulier ? Pourquoi le film obtient-il autant d’éloges ? C’est d’abord grâce au sauvetage de notre patience fragile vers une seconde partie plus passionnante. Une partie si différente de la première qu’on pourrait croire à un assemblage de deux courts-métrages totalement différents.


Par une habile transition très concise, nous retournons dans cette Afrique hypnotique avec des paysages si splendides qu’ils apparaissent presque comme les tableaux du plus talentueux des peintres. Bestiaire, flore, mais aussi ambiance. La monotonie de la vie moderne laisse indéniablement sa place pour plus de charme dans une dimension mémorielle d’un autre âge. Un changement salutaire d’abord possible par la mort de Aurora puis par la curiosité de Pilar qui fait la rencontre d’un homme mystérieux : Ventura. C’est ce dernier personnage qui enclenche ce retour vers le passé pour narrer l’ancienne vie de cette vieille femme désagréable et morte depuis peu. La nouvelle intrigue démarre ainsi « Aurora avait une ferme en Afrique, au pied du mont Tabou ».


La différence notable de cette seconde partie ne concerne pas seulement une meilleure qualité, elle se situe également dans certains choix audacieux tel que celui d’abandonner les dialogues. Le film devient alors quasi-muet et ne narre son histoire qu’à travers une voix-off. Le récit mute pour se concentrer sur la sonorisation de l’environnement. Et l’écriture travaille un aspect lyrique passionnant. Ni plus ni moins, il s’agit dorénavant d’une fable. D’un conte d’amour, mais aussi de crime, au cœur d’une Afrique troublée. Et l’utilisation esthétique du noir et du blanc accentue admirablement cette idée.


On comprend alors mieux l’intérêt d’une première partie si terne. Elle est l’introduction sans doute un peu trop longue d’un thème puissant traité ici de multiples manières : une lutte entre distanciation et réconciliation chez les êtres humains. On le voit d’abord à cette utilisation de l’époque coloniale qui prend ses origines dans la seconde partie alors que nous pouvons voir l’après colonialisme dans la première. Mais on le voit aussi et surtout lorsque le film plonge tête baissée en plein mélodrame. Il y a ces histoires de grossesse, d’adultère, de trahison, de lassitude. Un couple qui ne tient plus alors qu’un amant secret s’immisce dans un quotidien autrefois tranquille.


C’est la brèche du pluralisme humain qui engendre des luttes pour se séparer, se détester, puis s’aimer à nouveau, pour pardonner. Des distances que l’on peut percevoir dans l’intime comme avec ce couple mais aussi de manière plus globale avec le colonialisme qui impose l’ambiance de fond. L’ensemble rend ainsi le film totalement extatique, car il rend le malheur presque poétique.



Conclusion



Tabou n’est pas ce qu’il y paraît, il faut d’abord se détacher de cette affiche trompeuse puis d’une première partie très languissante pour l’apprécier à sa juste valeur. Soit une fable humaine qui présente l’Homme sous son aspect le plus innocent mais aussi sous son aspect primitif. Le tout nimbé par la volonté d’être une expérience émotive et sensorielle totalement unique.

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le 8 févr. 2022

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Death Watch

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