Dans sa volonté de magnifier son image à l’extrême, Hsiao Hsien détient cette force de ne jamais forcer le verrou de la caricature : il ne construit pas ses plans pour qu’ils soient beaux, mais pour qu’ils soient picturaux, et donc leur donne un squelette, une identité propre et fait naitre en eux, une force centrifuge, qui intercepte toutes les sensations qui émanent d’un univers, intemporel, presque ancestral. Et devant nous, se crée une mosaïque foudroyante, un film qui se regarde autant qu’il se ressent. Les mots manquent pour décrire le spectacle mis en œuvre. A l’instar d’un Wong Kar Wai, dans The GrandMaster ou Les cendres du temps, le réalisateur taiwanais se réapproprie le cinéma de genre pour en extraire toute sa sève, tout en ayant un vrai respect des codes ; et des thématiques mises en jeux. En suivant un récit qui s’empare du code d’honneur des arts martiaux et des manigances politiques dans la chine du 8ème siècle, The Assassin sublime un scénario aussi minimaliste que complexe, pour suivre les traces de Yinniang, une tueuse dont la mission est de tuer un gouverneur de Weibo. Mais cette mission, n’est pas des plus aisées au vu des relations passées entre ces deux protagonistes.


En incarnant Yinniang, Shu Qi retrouve Hsiao Hsien, avec qui elle avait collaboré, notamment dans cette déclaration d’amour qu’était Millennium Mambo. Mais cette fois, l’actrice se retrouve moins à l’écran, se cache dans des recoins, se dissimule dans la nature, ne prononce quasiment aucun mot et campe un fantôme aussi fascinant qu’invisible, clivé par son éducation meurtrière et sa conscience humaine. Un monstre qui manie parfaitement l’épée mais qui n’a pas résolu les affres de son cœur. Au fond, l’architecture de The Assassin se révèle assez énigmatique avec des vignettes aux formats 1/33, aux mouvements de caméras assez rares, à la plasticité renversante, qui mélangent de rares scènes de combats et séquences beaucoup plus contemplatives qui ruissèlent de détails, de couleurs, de gestes, d’interstices, pour capter l’essence même d’un environnement naturel foisonnant. C’est par cette construction aussi fluide que syncopée, que Hsiao Hsien diffuse encore plus loin l’absorption de son cinéma hypnotique, et de cette manière, The Assassin a de nombreuses similitudes avec Jauja de Lisandro Alonso, de ce cinéma qui ne ressemble à aucun autre, proche du conte, qui nous amène à réfléchir sur notre propre relation avec le cinéma et l’art en général, faisant écouter les silences et respirer les effluves de son décor, presque, spectral.


Énigmatique et souvent envoûtant, saturé de couleurs naturelles, que cela soit de nuits et de jours, dessiné comme un écrin déchiré par de brèves secousses de sabres, The Assassin signe le retour de l’un des réalisateurs contemporains les plus fascinants avec Apichatpong Weerasethakul, dans sa proportion à caresser les émanations d’un esthétisme sidérant tant dans le regard que dans les sens. Hou Hsiao-Hsien fait des arts martiaux une période comme nulle autre, en gardant les conventions du wuxia. Les combats sont des échanges rapides de mouvement, qui durent parfois que quelques secondes, et chacun se révèle d'une beauté unique et laconique, comme si elle était une oeuvre d'art au sens obscur, à l’image de ce combat somptueux dans une forêt de bouleaux entre Yinniang et une femme masquée inconnue. Alors que The Assassin est ancré dans une période de l’histoire bien distincte, l'impression qu'il laisse est moins celle d'un passé historique que d'un passé qui a été évoqué sur des peintures murales, des poèmes où chaque routine, chaque paysage, est synonyme d’art.


Vêtue en noir, de longs cheveux noirs qui longent ses épaules, Yinniang se déplace toujours avec un but, ressemblant à rien de plus qu'un fantôme réticent à quitter le monde des vivants, ayant comme symbole ce jade coupé en deux, une pièce donnée à Yinniang, et l'autre à Tian, qui suggère deux formes pures qui gravitent autour de l'autre, mais qui ne peuvent jamais se rejoindre. Et c’est par le biais de cette symbolique, qui nous dépasse, que la tension métaphysique toute en retenue explose, et que l’émotion se propage par une tristesse muette. Tout est mis en sourdine et façonné par une atmosphère poétique radicale, mais selon les normes de Hsiao Hsien. À la fois ravissante, luxuriante et nettement minimaliste, entouré de tambours martiaux, de cithare et de chant d’oiseaux, The Assassin semble provenir d'une unité de temps invisible, un espace-temps hors du réel, qui se matérialise à travers la conception d'un monde de gestes et de valeurs absolues dont les errances passent à travers des flammes vacillantes, des bougies diffuses, la texture des rideaux, des pétales de fleurs dérivant sur l'eau du bain, des nuages partis dans une vallée.

Velvetman
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le 24 févr. 2016

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