Un nouveau Spielberg est toujours source d’excitation : monstre de l’entertainement, cinéaste suscitant aussi bien l’admiration que le mépris, chaque sortie de l’un de ses films mêle la curiosité à une légitime inquiétude.

On le sait, Spielberg est capable du meilleur comme du pire, et The Fabelmans, projet d’autofiction ramenant le cinéaste à sa cinéphilie s’exposait à de nombreux écueils : emphase artificielle dans la glorification de son art, manipulation outrancière voire putassière des émotions et du regard (principale force et principal danger de son cinéma) ou au contraire métafiction stérile…

Or, si Spielberg use dans The Fabelmans de toute l’inventivité stylistique qu’on lui connaît pour manipuler le regard de son spectateur, c’est – chose inédite dans son cinéma – en pleine connaissance de cause (et de conséquence) qu’il le fait, pour mieux exprimer les limites, les dangers et les tourments de l’expression cinématographique.


Pour bien saisir la complexité vertigineuse de The Fabelmans, il faut l’approcher par la figure du chiasme. En effet, le film s’ouvre sur un père s’abaissant au niveau de son fils (et du cadre), suivi quelques secondes plus loin par la mère ; et il se ferme sur deux adresses, l’une à Leah puis une autre à Arnold (les deux parents Spielberg). Soit : le père aux extrémités du film, et la mère au centre.

Cette structure chiasmatique qui encadre le film provoque deux choses.

D’une part, elle renvoie dos à dos la fiction (sur lequel le film s’ouvre explicitement) et l’intime autobiographique (l’adresse sur laquelle il se ferme). Il s’agit là d’une trajectoire inhabituelle : plutôt que de partir de sa vie pour la transformer en récit (tel Rousseau métamorphosant sa jeunesse en récit picaresque), Spielberg donne à voir une fiction qui se dirige vers l’autobiographie, jusqu’au plan final malicieux qui fusionne le geste du cinéaste à celui du personnage.

D’autre part, elle symbolise à merveille le rôle que donne Spielberg au deux parents Fabelmans : la mère au cœur du dispositif, absolument omniprésente et dans une posture ambiguë (parfois à la limite de l’érotisme) qui n’est pas sans laisser penser à plusieurs autres mères spielbergiennes (celle d’AI, celle d’Empire du Soleil...) ; le père aux extrémités, évincé par la narration (puisque mis à l’écart du couple) comme par la mise en scène (combien de fois la caméra abandonne-t-elle le pauvre Burt, souvent pour suivre un regard, un mouvement vers l’amant de Mitzi ?) ce qui rappelle là aussi de nombreux pères spielbergiens (le suicide familial de Roy Neary dans Rencontres du troisième type, l’absence du père d’Eliott dans ET…).

Or, ce regard que Spielberg porte au couple formé par ses parents est caractéristique d’une double dynamique dans son cinéma, dont le rapport à l’image gravite entre force centrifuge (ici, la mère) et force centripète (les regards du père qui convergent vers Mitzi). C’est que l’image spielbergienne rayonne mais attire aussi l’œil, et le cinéaste a toujours eu à cœur de filmer les deux, dans une tension perpétuelle entre désir du spectaculaire et intime de la réception, car ce qui compte – au final – dans son cinéma, c’est l’éducation au voir (que certaines figures paternelles – Alan Grant, Ray Ferrier, Lincoln – ont fini par prendre en charge dans la deuxième moitié de sa filmographie).

Avec une lucidité désarmante (rarement on a observé Spielberg aussi conscient de lui-même), le cinéaste effectue donc un retour aux origines traumatiques de son art : le divorce de ses parents, soit la séparation de deux figures complémentaires, chacune étant le reflet d’un aspect de son cinéma.

D’emblée, le septième art apparaît donc comme le fantasme idéalisé d’une harmonie qui s’est avérée non fonctionnelle dans le couple de ses parents, et témoigne en tout cas d’un désir de maîtriser ses angoisses. Le filmage sera d’ailleurs le subterfuge trouvé par Mitzi pour permettre au petit Sammy de gérer sa peur de la mort et de la destruction, lorsqu’elle lui proposera de re-mettre en scène la séquence de l’accident de train dans Sous le plus grand chapiteau du monde. Sammy ira cependant plus loin dans la manipulation, et non content de simplement capturer, figer l’image, il en recrééra aussi l’impact émotionnel grâce au montage. Le dévoilement de cet ajout a d’ailleurs quelque chose de merveilleux : Spielberg montre d’abord simplement Sammy filmer son petit train électrique, puis coupe, et par une ellipse nous mène directement au moment du visionnage, lorsque le jeune garçon montre le film à sa mère dans son placard – salle de cinéma improvisée rappelant une fois de plus les échos entre l’expérience cinématographique et l’intime domestique. On découvre le film avec eux, et – surprise ! – les cadrages se multiplient. Magie d’un regard qui s’est démultiplié, et suscite le charme de l’émerveillement.

Et pourtant, une déception : Sammy explique a posteriori (comme l’aveu d’une faute) qu’il a dû faire plusieurs crashs pour en arriver là. Ce n’est donc pas le regard qui s’est démultiplié : c’est la destruction, la mort qui s’est répétée.


Aussi, la trajectoire du film vers l’intime – qui montre le cinéma comme une réponse au trauma originel (en retrouvant – par le travail du cadre et du montage – une harmonie perdue) – est aussi celle du vernis idéalisant de la fiction vers les douleurs que celle-ci cache. Chaque étape du cinéaste est ainsi systématiquement sujette à la souffrance : lorsqu’il est simplement témoin, Sammy souffre de sa passivité et subit ce qu’il voit – c’est de là que peut naitre le désir d’agir pour conjurer l’absence de maitrise.

Lorsqu’il devient filmeur, l’illusion du contrôle nait, mais un premier sacrifice (dont Sammy ne prend pas tout de suite conscience) survient : celui du cadre. Cadrer, c’est sélectionner ce qu’on choisit de figer, et c’est donc nécessairement délaisser ce qui n’est pas cadré. Or, il y a un grand délaissé dans The Fabelmans : Burt, trop souvent évincé du cadre – ou devrait-on dire DES cadres, aussi bien de celui de Spielberg que celui de Sammy, qui préfère filmer sa mère (ou Benny !). En témoigne ce moment douloureux où Burt explique à ses enfants comment faire un feu et où ceux-ci – y compris Sammy, caméra en main – l’abandonnent pour voir Benny transformer un arbre en balançoire.

C’est enfin à la table de montage que Sammy fera l’apprentissage des tourments de l’image, et de la pénible responsabilité que celle-ci implique : en montant un film de vacances pour sa mère (commandé – comble de l’ironie – par son père), le jeune homme apprendra que celle-ci trompe Burt. C’est au milieu de l’expérimentation, de la manipulation la plus concrète de l’image – on voit Sammy scruter patiemment celle-ci, la jouer plusieurs fois en avant, en arrière, au rythme des cliquètements de la machine – qu’il s’apercevra de ce qui lui a échappé lors du filmage.

La douleur profonde liée à l’événement en lui-même (Sammy est alors le seul à pouvoir anticiper l’éclatement de la cellule familiale) se double d’une autre souffrance, sans doute plus vive encore, celle d’une lourde responsabilité : que faire de cette image ? Cette responsabilité de fils (quel enfant ne s’est pas senti coupable du divorce de ses parents?) et de cinéaste, Spielberg l’exprime grâce à une merveilleuse idée scénaristique : non content de censurer les images problématiques, Sammy les monte en un deuxième film – immédiatement caché dans un tiroir, comme un objet lui brûlant les mains – créant ainsi le négatif de ce film de vacances qui fantasme la mère. C’est là sans doute la plus belle idée de The Fabelmans : le mystère du « blanc » entre les images fait écho à la censure du secret familial. C’est pour cela que la scène où Sammy montre ce négatif est si déchirante : en opposition à celle du film familial, publique et ouverte au social, celle-ci se situe dans le placard, lieu intime fermé au monde, et Spielberg n’y filme que la réaction de la mère (plutôt que le film en lui-même, qui restera définitivement une image manquante – De Palma n’est pas loin). C’est pourtant dans ce secret – irréductiblement caché entre les plans – que réside toute la douleur du film réalisé par Sammy.

Il y a donc ici deux blessures – qui amèneront d’ailleurs le jeune homme à bouder son art un moment – provoquées par le statut de cinéaste : d’abord, monter c’est certes montrer, mais c’est aussi faire le sacrifice de certaines images. Ensuite, lesdites images nous échappent malgré tout, et le cinéma n’apparait donc que comme l’illusion d’une maitrise du monde. Ainsi en est-il de l’ultime plan du film, dans lequel le cadrage s’ajuste à retardement, comme si le matériau filmique échappait encore au cinéaste. Humilité malicieuse ou discrète mélancolie ? Pourquoi pas un peu des deux.


La pratique du cinéma ouvre en fait au témoin l’abîme tendu entre le désir de contrôle et l’impuissance, aussi bien qu’elle permet de panser celui-ci virtuellement.

Cet aspect là est omniprésent dans The Fabelmans à travers la figure du double. Ombres, reflets, alter-egos cinématographiques, autant de moyens utilisés par Spielberg pour exprimer la nécessité de créer un autre-soi qui permet de se décentrer du monde. Un plan magnifique résume cette dynamique : lorsque les Fabelmans annoncent à leurs enfants leur divorce, c’est évidemment le chaos. Pleurs, cris, voix qui se superposent et s’entrecoupent. Puis, la caméra s’approche de Sammy, immobile, en retrait. Il regarde la scène passivement.

Et soudain, contrechamp fugace sur un miroir : il se voit filmer la scène une caméra à la main. Le plan est fixe, silencieux, le mouvement harmonieux. Le surgissement de cette image sereine est un véritable déchirement, car elle rappelle du même coup le désir de créer un intermédiaire entre soi et le monde, et la virtualité de cet intermédiaire.

C’est là que le choix de la fiction pour un sujet aussi intime prend toute sa cohérence : celle-ci apparaît comme une zone protectrice entre le cinéaste et ce qu’il exprime. La mise en scène – c’est à dire la manipulation – du réel permet de le mettre à distance.

Et pourtant, là encore, la douleur sourd. Lorsque Sammy, à l’occasion d’un film de fin d’année, fabrique de toute pièce une figure héroïque à partir de la brute imbécile qui le maltraite, l’effet produit est imprévu : plutôt que de le remercier, son bourreau s’énerve avant de fondre en larmes.

« - I made you look like you could fly !

- But I can’t fly »

C’est que le rapport entre l’idéal illusoire et la déception du vrai est dévastateur. Une fois encore est rappelée la responsabilité du cinéaste – non plus cette fois-ci face à l’image et au secret, mais face au public. Car s’il est bien une chose à laquelle le cinéma n’échoue pas, c’est dans les effets qu’il provoque sur le spectateur : rires, passion, pleurs, émerveillement… combien de « spielberg faces » dans The Fabelmans ! La manipulation cinématographique (que l’on a si souvent – à tort et à raison – reprochée à Spielberg) est montrée dans sa toute-puissance et dans les risques qu’elle implique.


Et si l’image est aussi dangereuse, violente, c’est parce qu’elle s’impose, et le travail du cinéaste se rapporte donc à un travail de filtrage. Pour rendre son western plus « vrai », Sammy choisira de trouer la pellicule pour y laisser passer la lumière : trouvaille astucieuse (« d’ingénieur », lui dira son père), mais surtout principe esthétique qui régit The Fabelmans (et plus globalement toute la filmographie de Spielberg) : la trouée lumineuse est lyrique chez le cinéaste. Laisser passer la lumière c’est laisser l’image s’imposer, et c’est donc aussi laisser passer ce qu’elle porte : c’était l’horreur dans La Guerre des Mondes, c’est la douleur intime dans The Fabelmans. On pense à un décadrage magnifique sur le visage de Burt, après être tombé sur une photo de son ex-femme. Acculé dans un coin du plafond, son regard se perd dans le hors-champ de son intériorité, entre ombre et lumière, entre lui-même et son double diffus, entre douleur et déni.

On pense évidemment aussi à une scène marquante du film où Mitzi danse en chemise de nuit, aux lueurs des phares d’une voiture. Si elle rappelle après West Side Story combien le cinéma de Spielberg – pourtant rétif à toute forme de sensualité – s’épanouit dans la danse, elle met surtout en scène la double dynamique de la lumière chez Spielberg : celle-ci éblouit (le cinéaste filme les regards fascinés du public de Mitzi) et révèle (le corps de Mitzi à travers sa chemise de nuit, le regard de chacun des deux amants de Mitzi) dans une logique bizarrement érotique.

Lorsque Sammy montre le résultat de son film de vacances à sa famille, un ajout étonne : Mitzi tient désormais lors de sa performance une branche enflammée – qui renvoie évidemment au rôle que donne Spielberg à sa mère, créatrice au sens prométhéen du terme.

Surprise : on ne nous avait pas tout montré lors de la scène de danse (qui ne semblait pourtant pas coupée).

Vertige : un lien, un passage est créé entre Sammy monteur et Spielberg monteur, et par extension entre le sacrifice du premier (et son « film négatif ») et celui – potentiel – du second, laissant à l’imagination du spectateur la responsabilité de composer et recomposer la multitude d’images qui manquent. Le film entier apparaît alors dans toute sa fragilité, comme le négatif lumineux d’un océan de douleur laissé dans l’ombre.


Ainsi le film de Spielberg est complètement à rebours de la métafiction théorique qu’on pouvait craindre, à rebours du projet polémique de Cameron dans Avatar 1&2 (grossièrement : filmer le virtuel et le considérer comme chair supérieure au réel), à rebours même de son propre film, l’ambigu Ready Player one ; car The Fabelmans est en fait d’une cruelle tangibilité.

Même si parfois on cède au fantasme de la fiction, qu’on croit pouvoir s’enfermer en soi ou se décentrer pour échapper au chaos, il faut se rendre à l’évidence : dès lors que l’on voit, nous sommes enchaînés au mouvement du monde.

Toto662
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le 26 févr. 2023

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