The Flicker
6.1
The Flicker

Court-métrage de Tony Conrad (1965)

Qu'on les aime ou pas, force est de reconnaître que Brion Gysin et William S. Burroughs étaient des explorateurs aventureux de l'épaisseur du langage, des zones à risque de la psyché, mages ou sorciers actifs avec une sorte de candeur touchante (et une efficacité un peu effrayante à vrai dire), et accessoirement (pour Burroughs tout au moins) consommateur(s) abusif(s) de tout ce qui se ressemble de près ou de (très) loin à de la drogue.
Pour parler du Flicker, il faut parler du fonctionnement de la Dream Machine.
Il est d'ailleurs simple. L'idée était de créer un instrument qui, via un système de flashs assez doux à une fréquence régulière, générerait un état de transe, des visions, des couleurs, bref, une drogue sans drogue (très grossièrement).
La machine un assez large cylindre de métal tournant sur lui-même, avec des fentes régulières tout autour, agencées de façon à pouvoir, en réglant la hauteur de la lampe placée à l'intérieur du cylindre, passer d'une fréquence à une autre.
Au fur et à mesure des expérimentations, il s'est avéré que la fréquence la plus "psychoactive" était la fréquence Alpha, entre 8 et 12 flashs par seconde, qui est, pour résumer, la fréquence à laquelle "tourne" le cerveau lorsqu'il rêve.
La dream Mashine est donc une sorte de stroboscope à contempler les yeux fermer en se laissant emporter dans une rêverie psychotrope évoquant, si l'on en croit les témoignages, les dérives de l'opium par exemple, et allant jusqu'aux hallucinations réelles, voire les réactions des sens.

Revenons maintenant au Flicker.
Le cinéma, c'est du 24 images/seconde (ou du 18 si vous possédez un projecteur super 8 à vitesse variable).
Si on alterne une image noire, puis une blanche, puis une noire...etc, on a 12 flashs/sec ou du 9 flashs/sec. Et donc oui, c'est pile dans la tranche de la fréquence Alpha.

Tony Conrad crée donc avec ce film une des expériences les plus extrêmes tant en terme de cinéma qu'en terme d'expérience du corps.
A la différence de Hurlements en Faveur de Sade de Guy Debord qui, comme la plupart de ses films, était un discours sur le cinéma plutôt qu'un objet cinématographique à proprement parler (la raison est simple, Debord avait décidé que le cinéma était mort, au sens le plus strict, et ne s'est rendu compte que tard que ses films, c'était du cinéma, que lorsqu'il détournait des images de westerns ou de filles dénudées avec sa voix en fond lisant la Société du Spectacle, on était encore dans le spectacle, et que le western et l'érotisme prenaient le pas sur le discours... ), ici, il se passe quelque chose, quelque chose d'intense.

Conrad était affilié au mouvement Fluxus à base, collectif d'artistes certainement influencés par le Dadaisme pour la plupart, et qui avait pour vocation de déconstruire la notion d'oeuvre d'art, d'Artiste, proposant des expériences centrées autour du ressenti du spectateur, qui était pris à parti, au centre de l'expérience.
Ici, par exemple, dans la logique de Conrad, le phénomène que représente la réaction du corps exposé aux fréquences Alpha est un fait physiologique, pas une invention, une création de sa part. Ce dernier se contente de "l'articuler", de la rendre accessible matériellement. En musique comme au cinéma, ce thème est au centre des préoccupation de Tony Conrad, bien que sa démarche soit évidemment plus complexe que ça.

Mais revenons en au film, qu'est ce que ça donne, concrètement ?

Une petite musique d'introduction, un avertissement expliquant que le spectateur assume la responsabilité de sa décision d'assister à la projection, et conseille la présence d'assistance médicale car les risques de crises d'épilepsie sont réels.
Et ça commence.
Une bande son difficilement descriptible, composée de sons continus stable, variant extrêmement lentement et de façon à peine perceptible, donnant un sentiment de spirale sonore, une musique ne pouvant provenir que d'ailleurs, et peut-être pas faite pour l'oreille humaine (si vous trouvez "cosmique" la musique dite psychédélique, attendez vous à une claque sévère ici) accompagne ces flashs qui semblent eux aussi fluctuer de façon à peine perceptible.
Et l'aventure commence, une aventure éprouvante, physique, dont on sait dès les premières secondes qu'elle ne va pas vous laisser vous en sortir indemnes.
Vertiges, kaléidoscopes colorés, sensation de "tunnel", impression de voir des images sortir de l'écran, les trente minutes du film sont intenses, et chaque spectateur est pris à parti, impliqué dans une expérience qui dépasse largement le cadre de l'image et du son.


Tony Conrad explore les marges, les limites externes du cinéma avec ce film, à ranger aux cotés de Paul Sharits, Michael Snow, Stan Brakhage, Harry Smith, et plein d'autres.

Il y a des expériences analogues, mais seuls Sharits et Conrad poussent la chose aussi loin.
Que les sceptiques, les coléreux, les pompeux et les cyniques tentent l'expérience (au cinéma, ça va sans dire) avant de décider si c'est de l'art ou du cochon.

Malheureusement, comme bon nombre des films de cette "scène", les diffusions en salle sont rares, et pour des raisons techniques, le transfert vidéo casse le processus, donc l'édition vidéo qui circule donne une très vague idée de ce qui se passe, mais ne vaut pas grand-chose.

Il semblerait que le fils de Conrad ait travaillé sur un transfert sur DVD de ce film, mais je ne sais si ce projet est en cours, s'il a abouti, quel est le résultat...etc.
toma_uberwenig
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le 5 mai 2011

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toma Uberwenig

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