Je ne sais absolument pas s'il manque quelque chose - ou plutôt, s'il y a véritablement un bémol, un gros - au dernier film de James Gray ou si ce bémol, justement, est ce qui lui apporte finalement tout sa beauté diffuse, son émotion centrée et distante par rapport aux ombres des ses curieux personnages. Je ne sais pas si le film est raté ou sublime, si c'est un navet ou un chef-d'oeuvre, je ne sais pas si tous ces êtres qui bougent devant la caméra sont véritablement complexes ou s'ils sont les moteurs démonstratifs d'un scénario souffrant, j'ignore si Marion Cotillard joue bien, j'ignore si elle joue quelque chose. Je ne vois qu'un statue, floue, image verdâtre, un léger zoom arrière, la Liberté, son symbole, qui tourne le dos à l'écran - et une silhouette.

C'est ainsi que débute "The Immigrant". Dans le dos de la Statue de la Liberté qui accueille, flambeau à la main, les migrants qui arrivent. Odeurs suspectes et couleurs bientôt mortes. Le rêve américain qui s'éteint et un visage condamné à resplendir. Ewa descend, on la voit arriver comme une figure christique, toute sa pure mais funeste beauté, mais sans mystères, sans folie, démarche rigoureuse et cœur qui prend du temps pour battre.
Sur elle Gray filme toutes les couleurs du monde. Le reste est jaunâtre, mais tout y est chaud, brûlant, fiévreux et riche. Alors qu'à l'intérieur du visage d'Ewa, tout est froid et figé. Ewa n'existe pas, pourtant elle est de tout les plans. Dans chaque coin de l'écran où éclate son visage de son éclat glacial, il y a comme un trou qui se fait.

Il est donc là, ce bémol qu'il me semble utile de pointer : il est dans le visage d'Ewa. Je ne sais pas tellement de quoi est-il fait, s'il est de trop d'audace ou de timidité cinématographique, ou si peut-être le cinéaste est incapable de capter le visage d'une femme dans ses détails et son mystère - le fait est que le personnage d'Ewa existe peu, peine à vouloir exister. Dans les scènes clés du film, Orlando et Bruno se font face, se disent des choses dures et étranges, nimbées de colère et de violence. Ewa est là, au centre de l'écran, mais elle ne dit rien, on l'oublie, on ne réfléchit pas à sa place dans la scène. Ewa n'est pas dans le film, elle regarde ailleurs.

Mais alors que ce personnage absent reste constamment dans le cadre à faire avancer malgré elle le film, d'où pourrait donc venir l'émotion étrange du film - étrange parce que douce, douce et claire, comme une caresse ? Qui sont Bruno et Orlando, pourquoi se regardent-ils ainsi ? Peut-être est-ce cela qui fait de "The Immigrant" ce qu'il est et rêve d'être ?

Le précédent film de James Gray, "Two Lovers", faisait perdurer dans un marivaudage sublime le mensonge de son titre. Il n'étaient pas deux, ils étaient trois, et il y avait cette même opposition, ce balancement de l'un à l'autre qui ramenait toujours l'essentiel de l'action vers son centre - Leonard dans le film. "The Immigrant" fait l'inverse : même s'il opère ce même balancement entre les trois personnages, le mouvement du cinéaste est ici celui de décaler ce centre vers ses extrémités. D'Ewa, il file vite vers Orlando et Bruno. "The Immigrant" n'est donc pas le portrait d'une femme, si oui il est raté, mais il est clair que sa beauté la plus profonde est à fouiller dans les visages masculins qui s'éveillent autour d'Ewa.

Parce qu'Ewa est dans la lumière et qu'on ressent clairement que la lumière n'est pas l'affaire de Gray. Que sa jouissance à filmer l'ombre et ceux qui y baignent comme les corps dans leur sang fait un écho splendide au plan d'ouverture : au loin la statue qui regarde Ewa arriver, mais que le cinéaste scrute de l'autre côté de l'île, donnant un idée d'où son regard se situerait face à ces trois personnages. Avec les deux meurtris bien sûr, les deux égarés, les deux sombres, les deux "qui sont ce qu'ils sont", mais pas ceux qu'on croient, les salauds, les amoureux aux yeux perdus qui se poseront sur son regard éteint. Ewa ne dit rien ou alors le dit mal, et il faut du temps pour voir ce qu'elle regarde vraiment : fixant, sans bruit, sans parole, le dos de la statue.

Un film fixé sur un dos, construit sur un dos, terminé sur un dos - le plan final, saisissant - qui s'éloigne ou que la caméra fait s'éloigner. Voilà ce qu'est "The Immigrant", un corps décharné mais à la beauté classique qui se retourne et progresse dans l'ombre. Son erreur est d'avoir voulu se centrer sur un visage dont il n'a rien pu saisir, mais qui finira par se rendre compte que le déclencheur de son émotion si rare et si précieuse est ailleurs, justement dans l'ombre dans lequel il progresse.

Je suis tenté de le laisser là, se mettre à vivre vraiment et à mieux comprendre sa protagoniste. Ici, tout près, dans un coin de la mémoire ; pour finir par revenir voir un jour comment il se débrouille dans le dos de cette statue.
B-Lyndon
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le 30 nov. 2013

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B-Lyndon

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