Quand une traduction devient un enjeu géopolitique

D’abord, toutes mes excuses auprès de ceux qui attendraient une critique en bonne et due forme du film de Robert Eggers. Personnellement, j’ai bien aimé, c’est visuellement superbe, le côté bestial est parfaitement assumé et maîtrisé, le casting est très intéressant, et j’ai surtout apprécié l’aspect spirituel, la mise en image de la mystique nordique, situant le film dans un entre-deux-mondes vraiment sympa.

Mais là n’est pas le sujet de mon petit texte, désolé once again.

Je voulais parler d’une maladresse du traducteur français, maladresse que je suppose être totalement involontaire, mais lourde de tout un enjeu géopolitique tout à fait contemporain.

The Northman est découpé en plusieurs chapitres. Chaque chapitre est présenté par un texte écrit à l’écran en runes sur fond noir, avec en-dessous un traduction anglaise puis (puisque j’ai vu le film en VOSTFR), encore en-dessous, la traduction française.

La deuxième partie du film se déroule, selon le texte anglais, dans The Land of the Rus.

En français, le traducteur (ou la traductrice) a écrit : Russie kiévienne.


La Rus’ était un pays d’Europe orientale né environ au IXème siècle de notre ère ; il atteindra son apogée au XIème siècle avant de se déliter au XIIIème sous l’influence combinée d’un système de succession complètement délirant (qui aboutissait à un morcellement du pays) et de l’invasion mongole. À son apogée, la Rus’ sera le plus grand pays d’Europe et aura une influence importante ; la femme du roi de France Henri 1er, Anne de Kiev, était fille du grand prince de Kiev Iaroslav. La Rus’ a soutenu à plusieurs reprises l’empire byzantin pris dans des conflits interminables. En bref, c’était un grand état.

Géographiquement, la Rus’ s’étendait sur l’actuelle Ukraine, la Biélorussie et l’Ouest de la Russie (région de Smolensk, Pskov, Moscou et Novgorod).

Déjà, clairement, à l’époque où se déroule le film, parler de Russie est un anachronisme. La Russie n’existe pas encore.

Mais la faute est un peu plus importante que cela. Assimiler la Rus’ de Kiev à la Russie, c’est aller dans le sens des nationalistes russes qui veulent unir « La Grande Russie ».

Pour faire simple, au XIXème siècle, alors que l’idée de nation commence à faire son chemin dans la philosophie politique russe, certains nationalistes ont développé le projet d’une Grande Russie, qui unirait la Russie, la Russie Blanche (= Biélorussie) et la Petite Russie (=Ukraine, pas tout à fait tout le pays actuel mais la majeure partie). Ce projet se base sur l’idée d’une communauté linguistique, culturelle et historique, s’appuyant sur la Rus’ comme étant l’ancêtre commun des trois pays. Ces idées se retrouvent, bien évidemment, dans les discours actuels revendiquant l’Ukraine comme étant une partie indissociable de la Grande Russie.

L’enjeu est important : c’est dans la Rus’ de Kiev que l’orthodoxie est devenue la religion officielle des slaves de l’Est. C’est dans la Rus’ de Kiev que l’alphabet cyrillique a été adopté pour transcrire leurs langues. Encore de nos jours, des dirigeants de la Rus’ sont célébrés en Russie : Boris et Gleb, les premiers martyrs orthodoxes ; Saint Vladimir, celui qui a converti le peuple à l’orthodoxie, et dont une statue monumentale a été inaugurée à Moscou en 2016 à la demande d’un autre Vladimir et située à l’entrée du Kremlin; Vladimir Monomaque, Grand Prince de Kiev à l’apogée de sa grandeur, et dont la couronne a été reprise par les tsars jusque Pierre 1er (début XVIIIème), etc. Tout est fait pour qu’en Russie la Rus’ de Kiev soit considéré comme une partie de l’histoire russe, permettant ainsi de justifier une assimilation de l’Ukraine au sein de la Russie (avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer).

Pour plus d’informations sur la Rus’, voir l’excellent livre de Pierre Gonneau et Aleksandr Lavrov, Des Rhôs à la Russie.

SanFelice
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le 1 juil. 2022

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SanFelice

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