Le pécheur, le pêcheur et le prêcheur

Comme pour The Chaser, Na Hong-jin réussit ici le tour de force de s'emparer d'une trame scénaristique tout à fait classique, aux clichés éculés, pour le servir par une réalisation si exemplaire qu'il en ressort une œuvre supérieure. Impressionnant de maîtrise et de violence, The Strangers a déjà sa place parmi les incontournables du cinéma coréen contemporain.


Disclaimer


Une fois n’est pas coutume, je voudrais adresser ici un texte en trois niveaux :



  • D’abord, une critique globale avec un minimum de spoilers, pouvant s’adresser à ceux n’ayant pas encore vu le film (elle se rapproche de mes textes habituels et se suffit à elle-même si vous ne voulez pas entrer dans le détail)

  • Ensuite, un approfondissement illustratif reposant sur des scènes bien précises, et contenant de nombreux spoilers

  • Enfin, une partie interprétative tout à fait personnelle et sujette à débat, comprenant un spoiler intégral du film


Je vous invite donc à me suivre le long de ce chemin de croix, et vous fais confiance pour vous arrêter à temps si vous n’avez pas encore reçu l’épiphanie, ou si votre vocation ne justifie pas lecture de longue haleine.



Le profane



Haute est la barre de la violence dans le thriller coréen moderne. Après un The Chaser et un The Murderer tout ce qu’il y a de plus sanglants, il était plus que prévisible que The Strangers comporterait également son lot d’hémoglobine. Pour autant, là encore, l’essentiel de la brutalité relève du hors-champ, ou n’est que constatée après coup. C’est que nous ne sommes point là pour assister à un cortège de gore gratuit, dont la surenchère relèverait de la banalité. Plutôt que le voyeurisme, c’est l’impuissance d’être trop loin ou trop tardif qui préserve intacte l’horreur des découvertes macabres. Laissant leur accomplissement à l’imagination, les atrocités conservent toute leur violence, à la fois physique et psychologique.


En effet, s’il est un élément glaçant dans The Strangers c’est, au-delà des murs rougis et des corps mutilés auxquels le grand écran nous a depuis longtemps habitués, le visage de la folie. Ce vide absolu, cette hébétude dans le regard de ceux qui ont commis l’irréparable, et qui semblent à jamais arrachés au royaume des hommes. Cette tentative vaine d’accéder à eux, de comprendre, d’entrevoir furtivement l’abîme dans lequel leur âme a été précipitée. Ce sont aussi ces grands éclats de rage et de terreur démesurées, parfois à la lisière du risible, mais si violents qu’ils en deviennent douloureux à visionner. On sent les acteurs arc-boutés dans une performance à laquelle ils ne peuvent se livrer à moitié.


Ils n’attendent cependant pas ces parades démonstratives pour faire étalage de leur talent. Kunimura Jun, magistral dans le rôle du japonais, se montre glaçant de maîtrise, parvenant toujours à laisser filtrer un soupçon d’ambiguïté derrière un masque pourtant lourd d’austérité. Les autres acteurs ne sont pourtant pas en reste, et l’on retiendra surtout la performance éprouvante de la jeune Kim Hwan-hee dans le rôle de Hyo-jin, qui pour un si jeune âge nous offre une interprétation terrifiante d’intensité. On voudrait encore citer Kwak Do-won (le héros), Chun Woo-hee (la femme en blanc), Hwang Jung-min (le shaman)… nulle part le bât ne blesse, et l’ensemble du casting sait se montrer convaincant dans l’horreur comme dans le rire.


La richesse émotionnelle de The Strangers repose en effet sur un jeu d’ombre et de lumière, entre une épaisse noirceur et des éclats d’humour. On s’en doute, l’obscurité se densifie au fur et à mesure de la progression dramatique, cependant jusque très tard dans le film subsistent des éclairs comiques. Cela se doit au fait que, pour provoquer le rire, le film ne se contente pas de se reposer sur les dialogues et les situations, mais utilise pleinement les outils de la réalisation. Ainsi, la mise en scène parfois volontairement outrageuse tourne en ridicule la peur même qui nous saisit au ventre, dans un perpétuel aller-retour entre la terreur et le rire, parfois enclenchés dans un même écran, par une réaction trop exacerbée ou un acte trop futile.


Le principal ressort comique reste le caractère faillible des forces de police qui, dans la façon dont elles sont tournées en dérision, ne sont pas sans rappeler le redoutable Memories of Murder de Bong Joon-ho. Pareillement, on les retrouve d’une compétence toute relative et préoccupées par les apparences. Cependant, loin du brûlot, les innombrables lâchetés et maladresses dont les personnages sont affligés les rendent beaucoup plus humains. De trébuchements en gestes désespérés, de manque d’autorité en peur panique, et jusque dans leurs débordements violents, on retrouve à travers eux tout le prisme de nos propres imperfections, des émotions que l’on ne parvient à juguler au corps qui nous fait parfois défaut.


On n’oublie jamais, pourtant, l’angoisse qui plane et qui ronge. La première moitié du film instille une ambiance paranoïaque, ballotant sans cesse le spectateur entre réalité, rumeur et cauchemar, lui interdisant de se former des certitudes. La richesse symbolique, au croisement de nombreuses croyances et religions, accentue ce sentiment d’incompréhension et de doute, puisque l’on ne sait, littéralement, plus à quel Saint se vouer. Ajoutez à cela un rideau de pluie qui accable l’âme, et vous avez la recette d’une plongée en apnée inquiétante. L’effet fut d’autant plus puissant sur moi que je m’étais soigneusement tenue à l’écart de toute information au sujet de cette sortie, synopsis compris, préservant intactes les révélations de l'œuvre et ne soupçonnant pas son caractère fantastique.


Tout contribue à faire de The Strangers un grand film. Le scénario, qui peut paraître un peu confus mais regorge de recoins obscurs que l’on se plaît à éclairer d’une lumière nouvelle. Les acteurs, sur lesquels je me suis déjà étendue. La musique, qui sait être tant langoureuse que féroce, se faire oublier comme prendre tout l’espace, et parfois être ouvertement manipulatrice. La photographie de Hong Kyung-pyo, efficace et équilibrée, qui magnifie les scènes tout en évitant l’effet « tableau ». La mise en scène qui, comme précédemment évoqué, insuffle aux personnages toute leur profondeur par d’innombrables détails qui les arrachent à la trajectoire parfaite des existences fantasmées. Le montage, pourvoyeur d’intensité aussi bien que de doute. Le tout lié dans une étreinte intense.


Seul petit bémol que j’ai à attribuer à la réalisation : le film appuie, peut-être un peu lourdement, sur certains éléments du film qui prendront leur importance par la suite, si bien que le spectateur sait par avance qu’il doit les garder en tête. De la même manière, je me suis interrogée sur la présence de quelques très brefs flash-backs, procédé qui m’est habituellement déplaisant car il relève pour moi d’un manque de confiance envers le public. Cependant, il faut admettre que ces indices sont bien pratiques pour nous guider dans la brume du scénario, et ne sont donc pas entièrement superflus. En outre, leur vocation n’est pas purement informative puisqu’ils recèlent également un fort potentiel émotionnel, qui attise d’autant plus l’angoisse ou la méfiance.


Tout au long de ses 2h36, The Strangers joue avec son spectateur, de toutes les façons imaginables. Il joue d’abord avec ses émotions, le propulsant de l’horreur vers le rire et retour. Il joue ensuite avec ses certitudes, par le biais de son scénario certes, mais aussi, de manière beaucoup plus puissante, par sa réalisation : il manipule les codes qui sont devenus un guide inconscient pour le cinéphile, lui arrachant la prescience que l’habitude génère. Il se joue aussi de ses symboles et de ses héros, mis face à leur impuissance. C’est ainsi dans une constante confusion que le spectateur progresse, à tâtons, sans cesse contraint de soupeser et réajuster ses théories, car plutôt que sur un twist imprévisible, c’est sur une perpétuelle remise en question paranoïaque que le film repose.



Le prosélyte



A titre d’exemple, la scène qui à mes yeux ouvre au plus grand nombre d’interprétations reste pour moi celle du double rituel, où le shaman et le japonais s’affrontent dans un parallèle d’un symbolisme accablant. Bien que le combat s’effectue à distance, et donc en l’absence totale de contact physique, il n’en demeure pas moins d’une grande corporalité. Le corps couvert du sang des sacrifices, les yeux remplis des larmes de l’énergie déployée, ils ne seraient pas moins dévastés par un combat à l’arme blanche. Pour le spectateur, la scène est tout aussi éprouvante. Les sacrifices, le son écrasant des tambours, le déchirement des cris, le montage rapide : cette saturation tant émotionnelle que sensorielle épuise des deux côtés de l’écran.


Au cours de ce double rituel, l’antagonisme est représenté de manière extrêmement manichéenne : le shaman sacrifiant des animaux blancs, le japonais égorgeant des poules noires ; le shaman entouré dans un environnement ouvert et éclairé, le japonais seul dans un cabanon lugubre… Les tambours combatifs incarnent la balance des pouvoirs, ceux du japonais se taisant tandis que la faiblesse le gagne, avant que la musique du shaman n’envahisse son espace, signifiant sa victoire écrasante. Pourtant, la scène n’est pas dépourvue d’ambiguïté, et nous sommes saisit d’une irrésistible envie de rejeter ce qui nous est servi de manière bien trop évidente pour être honnête.


Ainsi, le montage qui nous montre alternativement les deux rituels ne doit pas nous faire oublier qu’ils ne sont pas dirigés l’un vers l’autre. Si le shaman jette un sort au japonais, ce dernier accomplit quant à lui un rituel sur le personnage de Park Chon-bae, présumé mort dans son break. Si l’on peut se dire qu’il cherche à le ramener à la vie dans le but de s’en faire un allié dans le combat contre le shaman, il est néanmoins étrange qu’il ne s’en prenne pas directement à son ennemi. Plus tard, lorsqu’il verra que Park Chon-bae s’est relevé et enfui, il semblera surpris : étonné de la réussite de son sortilège qui a été interrompu… ou de n’avoir pas su empêcher ce qu’il cherchait véritablement à éviter ?


La scène, plus tardive, où Park Chon-bae, ayant pris l’aspect d’un zombie, s’en prend au héros et à ses comparses est en effet pleine d’ambiguïté. On y voit le japonais murmurer des incantations accroupi dans les roseaux, observant la scène de loin. La première idée serait donc de penser qu’il guide le monstre et lui ordonne d’attaquer les policiers. Pourtant, ne rappelle-t-il pas désespérément Rogue dans Harry Potter à l’Ecole des Sorciers, qui, lors du match de Quidditch, est soupçonné de lancer un sort à Harry pour le faire tomber de son balai, alors qu’il essaie précisément de l’empêcher ? D’autant que la mort de notre zombie apparaît tout à fait comme l’effet d’un sort, alors que les armes contre lui semblaient impuissantes.


Cela est le terreau du doute qui fera passer le japonais pour la mauvaise cible, et sera exploité ensuite lors de la scène de course-poursuite pour complètement bouleverser les perceptions du spectateur. Habilement, Na Hong-Jin inverse le point de vue majeur, en nous présentant le japonais de face, dans des gros plans centrés sur des émotions de peur et de souffrance. Alors qu’il fait face à une difficulté croissante, et apparaît enfin acculé, la musique, jusque-là violente et rythmée, se mue en sanglots longs et dramatiques, habituellement réservés aux déchirures des justes. Certes, elle embrasse ensuite aussi le désespoir du héros, mais elle n’en souligne pas moins la posture d’animal blessé et traqué dans laquelle s’est trouvé précipité le japonais.


A la suite de cet incident, la femme en blanc, figure mystérieuse et évasive qui rôde et observe à des fins insaisissables, prend la forme d’un rapace. Présence qui apparaît, haut et loin, dominante, à l’arrière-plan du héros, elle nous offre un visage peint de mépris et de morgue, peut-être même de satisfaction sadique alors que le destin du japonais prend une tournure pathétique, et qu’il est réduit à l’état de bête. C’est ainsi que, par la réalisation seule, sans qu’il soit besoin de mots ou de révélation scénaristique, celui qui jusqu’alors devait concentrer la haine (bien qu’il y ait d’autres motifs de doute dans son attitude plus tôt dans le film) nous apparaît soudain comme la victime innocente de la haine aveugle des hommes et de la manipulation d’un être malfaisant.


Et pourtant. Ces changements implicites que comprend le spectateur, et qui ne sont pas sans le flatter alors qu’il double la compréhension des personnages et pense ainsi avoir pris un coup d’avance sur l’intrigue ; cela même n’est qu’une nouvelle façon de le manipuler et de jouer avec ses attentes. Sur la fausse assomption d’avoir cru la réalisation honnête contre le scénario, le spectateur va à nouveau être précipité dans un état de doute déchirant, poussé à réviser une fois de plus ses hypothèses, à réinterpréter les éléments qui jusqu’alors n’apportaient pas entière satisfaction, pour leur trouver une définition nouvelle et pourtant tout aussi ambigüe. Il reste à ce stade 40 minutes au film : autant dire tout un monde.



L’herméneute



Je voudrais à présent pénétrer le royaume de la théorie sauvage, et m’élancer dans une interprétation tout ce qu’il y a de plus personnelle. Il s’agit du film que je choisis d’y voir, et il est d’ailleurs tout à fait possible que ma vision évolue encore par la suite. Au fil d’innombrables discussions avec des adeptes des quatre coins de la terre, j’ai rencontré autant de versions du film que d’interlocuteurs, jusqu’à trouver un twittos coréen qui avait une vision exactement inverse de la mienne. Pour lui, le message se résumait à « Quoi qu’il se passe, ce n’est pas de ta faute ». Pour moi, ce serait plutôt « Tu as choisi ce qui t’arrive ». Vous qui comptez poursuivre la lecture, il est essentiel que vous ayez la fin du film bien en tête : si je devais vous la conter moi-même, je serais déjà partiale.


Avant toute chose, permettez-moi de vous faire part de mon double point de départ concernant mon interprétation. D’abord, suite à mon second visionnage du film, une phrase ne faisait toujours pas sens à mes oreilles. Lorsque Jong-goo demande à la femme en blanc pourquoi sa fille a été prise pour cible, elle lui répond « Parce qu’un père a péché. Il a cru un homme coupable, a voulu le tuer, et l’a effectivement tué ». Cela me posait un problème de temporalité, car la rage du père était justement la conséquence de la possession de sa fille. Il fallait donc que la faute soit antérieure. Ne serait-elle donc pas d’avoir, en premier lieu, soupçonné le japonais pour les massacres préalables ; doute qui avait précisément été attisé par la femme en blanc ?


La deuxième base de ma théorie, que je ne notais qu’à mon second visionnage, furent les stigmates dans les mains du Diable. Il prononce la parole du Christ et en porte les marques. Je pris d’abord cela pour une façon de tourner en dérision la religion du prêtre venu jusqu’à lui – d’autant que l’Eglise Catholique avait plus tôt été montrée impuissante dans l’affaire – de la même manière que je jugeais qu’il prenait l’apparence du Diable précisément pour refléter le mal absolu tel qu’il apparaît dans l’imaginaire d’E-sam. Bien sûr, on peut également songer ici que ce choix est lié à la chrétienté du réalisateur – cependant, dans un film qui embrasse l’identité plurielle de la spiritualité asiatique (et de celle de Na Jong-hin lui-même), je trouvais cette représentation un peu trop tranchée.


Alors m’est venue cette question : et si le Diable était vraiment le Christ ? Si les deux figures étaient incarnées dans un même être ? Alors il possèderait simultanément le potentiel pour le mal absolu et pour le bien absolu. En ce cas, qu’est-ce qui arbitrerait, qui présiderait à ses actes ? Ne serait-ce pas, parce que, comme il le dit lui-même, E-sam s’est présenté devant lui en pensant qu’il était le Diable, et que ce faisant, il a décidé de l’issue funeste que l’on connaît ? Dans une pensée performatrice, imaginer le mal le concrétise. L’ambigüité accablante des personnages – en particulier de la femme en blanc – prendrait alors sens, puisqu’elle s’expliquerait par le fait que, jusqu’à l’ultime instant, il n’y a pas encore de bien ou de mal défini.


Ainsi, lorsque Jong-goo se présente face au japonais pour lui expliquer la raison de sa présence, celui-ci lui répond « Même si je vous le disais, vous ne comprendriez pas. » Après tout, si c’était vrai ? Si les enjeux étaient si complexes qu’ils paraîtraient absurdes à celui qui voudrait s’en enquérir ? Ce fut pour moi le premier doute quant à la culpabilité du japonais, car il me laissait supposer que des forces puissantes étaient à l’œuvre, des forces dépassant l’entendement humain. Plus tard, alors qu’entre en jeu le shaman et que le double rite est accompli, quelle place peut donc trouver le négligeable humain dans ce tableau dont il ne comprend pas même les codes ? Quelle prise peut-il avoir sur les événements ? Peut-être est-ce cette impuissance qu’y voyait mon twittos coréen.


Concernant le personnage du shaman, je sais qu’une des théories qui rôdent là-dehors est de penser qu’il n’était pas dès le début de mèche avec le japonais, mais que c’est l’interruption du rituel qui lui a permis de se laisser posséder, l’argument principal étant le sort presque mortel qu’il jette au japonais. Pour ma part, la complicité initiale du shaman ne fait aucun doute. En effet, à l’instant où le japonais se fait renverser par la voiture de Jong-goo suite à la manifestation de la femme en blanc, il a cette phrase : « La proie a enfin mordu à l’hameçon ». S’il s’était s’agit du japonais, mis à terre, il n’aurait pas été question d’hameçon : cette image signifie clairement qu’il reste encore la ligne à remonter. Pour moi, le japonais était un appât ; la femme en blanc la proie depuis le début.


En outre, cela résous également l’énigme que représentait pour moi le titre français, The Strangers. Au pluriel, alors qu’il n’y a qu’un étranger qui apparaisse de manière évidente : le japonais, le non-coréen. Au pluriel, alors qu’il est évident que l’on cherche à tracer un parallèle avec The Chaser et The Murderer, pourtant au singulier. Cela aussi m’est apparu à mon second visionnage du film : le shaman aussi est un étranger. Pas au sens national, certes, mais il vient de Séoul, de l’extérieur de ce village de Gokseong dont le creuset doit être important puisqu’il représente le titre original du film. Lorsqu’il nous apparaît d’abord, grimpant les lacets langoureux de la route, la musique puissante qui l’accompagne est comme un tambour de guerre. Il est de funeste passage.


Quant à la raison qui l’a poussé à accomplir le rituel contre le japonais, je vois deux interprétations possibles. Soit, tout simplement, il savait que le japonais ne pouvait être atteint par la mort. Soit, et je penche plutôt dans cette direction, le rituel n’était pas adressé au japonais. En effet, le montage parallèle suggère que le rituel agit sur le japonais, mais peut-être manque-t-il un élément du tableau. La femme en blanc, en effet, apparaît au-dehors du cabanon du japonais juste avant et juste après les événements : c’est, à mes yeux, elle qui l’a ciblé. Quant à la victime du shaman ? J’aurais tendance à penser qu’il s’agirait de Hyo-jin, puisqu’avant que le montage n’alterne avec le japonais, c’est bien ses convulsions qui nous sont montrées en réponse au rituel.


Au-delà, un élément me suggère que le japonais et le shaman sont une seule et même personne, dans un processus de consubstantialité. En effet, à la fin du film, la femme en blanc explique qu’elle a dressé un piège pour capturer le démon, le même que Jong-hoo a rencontré dans la maison brûlée. Ses traits étaient nettement similaires à ceux du japonais, et il était décrit comme rôdant près de son cabanon avant même que le shaman ne soit arrivé en ville ; or c’est bien ce dernier qui se dirige à ce moment vers la maison de notre héros, tandis que le japonais est occupé ailleurs, avec E-sam (ou du moins veut-on nous faire croire que ces événements sont simultanés). Le démon serait-il donc aussi bien le japonais que le shaman ?


Si, alors, on en revient à ma théorie abracadabrantesque selon laquelle le bien et le mal ne sont décidés que par les convictions du héros, on peut penser que c’est le manque de confiance en le shaman qui enfonce le deuxième clou du tombeau. En effet, on se rappellera que, lorsque Jong-goo rencontre la femme en blanc dans la maison brûlée, celle-ci lui dit : « La vieille avait fait appel à un shaman, la femme a refusé, est devenu folle et a tué tout le monde ». C’est alors le rejet du shaman qui aurait été le déclencheur. En outre, lorsque le japonais est renversé, le shaman se trouve chez la jeune femme qui présentait une plaque d’urticaire dans le cou, sa famille ayant également fait appel à lui : c’est bien la seule qui sera épargnée.


J’ai alors songé que l’ensemble du film pouvait représenter une mise à l’épreuve, dans le sens chrétien du terme. Une manière de tester la foi de Jong-goo, de condamner ses préjugés et son incapacité à faire confiance. Ainsi, en suspectant en premier lieu le japonais, il en devient la cible. Plus tard, en interrompant le rituel du shaman, il brise sa chance de rédemption. Enfin, peut-être que la femme en blanc représente son ultime chance qu’il piétine à son tour ? Dès lors, je me suis demandée si la femme en blanc elle-même n’était pas une part de la consubstantiation, où le japonais serait le Père, le shaman le Fils et elle-même le Saint-Esprit. Si j’ai quelques arguments en faveur de cette théorie, je dois néanmoins me rendre à l’évidence qu’elle ne fait pas sens.


Je considérais, en effet, que deux éléments rapprochaient cette femme du japonais et du shaman. D’abord, elle apparaît extérieure au village, une étrangère elle aussi : dans une communauté aussi réduite, il semble en effet étrange que personne ne la connaisse, or même lorsque la police tente de mettre la main dessus ils ne la retrouvent pas, comme si elle n’appartenait pas vraiment à ce lieu. Ensuite, si je suis mon idée de la consubstantiation, on se rappellera que le démon est apparu au héros derrière la maison brûlée, alors que la femme en blanc venait tout juste de lui glisser entre les doigts. Si l’on ajoute à cela l’extrême ambiguïté de ses expressions et ses phrases évasives, on a le sentiment qu’elle cherche à mettre à l’épreuve la confiance de Jong-goo.


Pourtant, toute une partie du film nous montre son opposition au shaman – alors que, rappelons-le, à aucun moment le japonais et le shaman ne s’affrontent directement, même si le montage créé cette illusion. La peur qui se peint sur le visage du shaman, alors qu’il profère des incantations pour se protéger de la femme en blanc, semble sincère. En l’absence de témoin, il n’aurait aucun intérêt à simuler. Pourtant, il semble y avoir entre ces deux personnages une étrange familiarité, et elle semble connaître le « clan » comme elle le nomme elle-même. Peut-être en est-elle un ancien membre qui se serait retourné contre les autres ? Dans tous les cas, son conflit avec le shaman apparaît comme le fruit d’un antagonisme sans équivoque.


Alors pourquoi cette attitude fuyante et ces discours opaques face à Jong-goo ? On croirait qu’elle est gardienne d’un secret qu’elle brûle de délivrer mais dont la divulgation entraînerait des conséquences terribles. Ou peut-être, plus simplement, sait-elle que les préjugés du héros l’empêcheraient de lui faire confiance, s’il connaissait sa nature. Elle se dérobe lorsqu’il lui demande si elle est humaine ou fantôme : sans doute est-elle un esprit mais craint-elle que la vérité le fasse fuir. Si plus tard, elle le saisit par la main, cela ne disqualifie en rien cette hypothèse : la corporalité du fantôme, plus terrifiante encore, semble au cœur du film, comme dans le Kaïro de Kurosawa Kiyoshi. D’ailleurs, n’a-t-elle pas à cet instant la figure blême des spectres japonais ?


Là encore, on revient à la même problématique : les préjugés de Jong-goo sont ceux qui, à cet ultime instant, précipitent sa famille vers un sort funeste. C’est la raison pour laquelle je serais tentée de voir cette femme énigmatique comme un pion de plus dans l’ubiquité du bien et du mal. Après tout, il faut bien qu’à l’ultime instant, un Mal et un Bien se fassent face, même si l’identité de leurs porteurs devait être indifférente ; ainsi la culpabilité d’un parti n’innocente donc pas nécessaire l’autre dans sa virtualité. S’il est en effet un sentiment terrible que je retiens du film, plus encore en le re-visionnant en connaissance du cours des événements, c’est que nous avons tous, en nous, ce potentiel inouï pour le Mal ; chacun est un démon en puissance.


Si, certes, les actes funestes sont toujours activés par une force extérieure, c’est bien dans l’humain qu’elle prend racine et s’épanouit, avant de s’accomplir en un ballet écarlate. Insulté, menacé, témoin de l’attaque de son chien, le japonais endurera en silence, sans la moindre esquisse d’animosité : toute la violence sera opérée par le truchement des humains. A la violence du Mal répond de plus la violence de ceux qui s’en défendent, et la mutilation du chien par notre héros, cruauté suprême aux yeux du spectateur lambda qui n’est plus choqué par les morts humaines, démontre que ces présences délétères n’ont point besoin de prendre possession de l’âme des hommes pour en tirer les couleurs les plus noires.


Enfin, les photographies, instants d’horreur suspendus dans le temps, me laissent un arrière-goût étrange. Sont-elles de simples trophées sanglants, seule satisfaction d’un plaisir sadique ? On n’en attendrait, en effet, pas moins du Diable. Pourtant, cette explication ne me rassasie pas, me semble trop superficielle. J’ai cette impression indescriptible qu’il s’agit de documentation, qu’à cet instant le Mal se penche sur l’homme comme un ethnologue, notant patiemment sur un carnet les conséquences de ses expériences. Comme si, dès le départ, l’issue n’était pas certaine : que l’on s’était contenté de semer des graines pour voir ce qui pousserait. Quand les fleurs pourpres s’épanouissent, le shaman vient les cueillir avec la neutralité du scientifique prélevant des échantillons.


En somme, que ce soit ou non la présomption du mal qui le concrétise – j’admets que c’est une théorie qui a ses limites et doit se débattre avec des contradictions – il n’en demeure pas moins que la cohabitation du bien et du mal au sein d’un même être semble la clef de voûte de The Strangers. A l’origine, un simple hameçon : celui du doute, auquel Jong-goo mord avec ferveur. Sa conviction le portera à l’effraction, à la mutilation d’un animal, au meurtre enfin, s’attirant chaque fois en réponse un châtiment plus sinistre. Que le japonais ait toujours été l’incarnation du mal ou non, ce sont bien les actes de Jong-goo qui le précipitent à travers les cercles successifs de l’Enfer, alors qu’il se couvre de souillures toujours plus indélébiles.


Ainsi, si la rétribution disproportionnée semble être le symptôme d’une intention maléfique, on n’en manquera pas moins de ressentir de l’empathie pour le Diable et du dégoût pour le héros, l’ambivalence traversant l’écran pour laisser le spectateur troublé. Plus que de simples niveaux de gris, c’est toute une palette de couleurs émotionnelles que nous offre Na Hong-jin, qui loin du discret camaïeu tranchent parfois ouvertement les unes avec les autres. C’est ce qui offre aux personnages une humanité incroyable, et continue à mes yeux à faire planer un doute en dépit d’une résolution d’apparence parfaitement manichéenne. Comme si je me refusais à accepter une réponse aussi simple, parce qu’à l’égard de l’ensemble elle apparaît décevante.


Alors, je m’arme de conviction et, dans une analyse performatrice, je décide que ce film est d’une richesse incroyable. C’est bien ce qui est délicieux, avec l’art : sa vérité est dans ce que le récepteur a choisi d’y voir, et je vous ai exposé ma reproduction, très personnelle, du tableau de Na Hong-jin. Cependant, de la même manière qu’un fond inquiétant reste attaché au japonais quel que soit le rôle qu’on lui attribue, le film regorge de qualités intrinsèques qu’il me serait impossible de nier, même avec la meilleure mauvaise volonté du monde… mais peut-être le pourriez-vous ? C’est pourquoi je vous enjoins à accrocher aux murs de ce musée d’interprétations votre propre toile, fut-elle incendiaire. Il reste tout un monde d’hypothèses à déblayer.

Shania_Wolf
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le 15 juil. 2016

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Lila Gaius

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