En réalisant successivement deux monuments du thriller sud-coréen (The Chaser en 2008 et The Murderer en 2010), Na Hong-jin s’est imposé comme un réalisateur doublement désaxé. D’un côté, il témoigne d’une fascination viscérale pour la folie et la violence qui l’inscrit dans la lignée poisseuse et morbide des premiers films de David Fincher (Se7en, Zodiac) ou de ceux de son compatriote Bong Joon-ho (Memories of Murder). De l’autre, le cinéaste pose un regard social sur les marginaux de la société sud-coréenne : des prostituées aux immigrés clandestins, en passant par la figure de l’étranger dans The Strangers (2016). Réalisateur jusqu’alors profondément urbain, Na Hong-jin exile avec ce dernier film son cinéma dans un paysage rural avec cette série de meurtres atroces et inexplicables commis dans une communauté villageoise. Par ce déplacement géographique, les croyances et les superstitions caractéristiques de cet univers mystico-pastoral se répandent dans son cinéma. La force de The Strangers est justement de jouer habilement avec le registre de la contamination : celle des corps qui se muent en zombie sanguinaire, celle des esprits qui se déraisonnent et celle de l’image qui questionne le rapport au cinéma de genre.


Avec The Strangers, Na Hong-jin se définit d’autant plus comme un cinéaste de la matière, majoritairement humaine et/ou animale. La matière et sa lente transformation imposent au récit sa temporalité et son suspense face à des personnages qui scrutent inlassablement leur corps en espérant ne pas trouver les stigmates de la mutation mortifère qui sévit dans la bourgade. La chair s’altère et oscille entre le monde des vivants et celui des morts en rendant perméable la frontière entre réalité, mythologie et croyance. Toutefois, le trouble naît véritablement lorsque le cinéaste reproduit ce jeu corporel par sa mise en scène tantôt en imposant un regard bienveillant, dupliquant l’osculation à une échelle presque microscopique, tantôt en participant lui aussi au démembrement des corps de la même manière qu’un psychopathe prend des photographies des scènes de crime dans le film. Na Hong-jin surprend même en se laissant diriger par la manière, elle-même, en proposant une sorte de « raccord-matière » entre le corps recouvert de pustules d’une victime à un morceau de poulet en train de cuire.


Ce rapport à la matérialité participe justement aux leurres scénaristiques de The Strangers insérant progressivement un lâcher-prise du réel pour basculer vers le surnaturel. Faisant de son protagoniste – le policier-enquêteur Jong-Goo (Kwak Do-Won, brillant) – un double du spectateur, Na Hong-jin transforme son œuvre en un labyrinthe de possibles explications s’enfonçant toujours plus dans les brumes des croyances sud-coréennes et occidentales, alliant shamanisme et christianisme. Il s’appuie sur l’invraisemblance du rationnel, à savoir l’ingurgitation de champignons toxiques, pour faire lentement tomber personnages et spectateurs dans une folie paranoïaque. Néanmoins, Na Hong-jin tisse toujours son rapport à la matérialité du corps qui se définit alors paradoxalement par son absence. Invoquant les fantômes de la religion chrétienne dès l’ouverture en citant l’épisode de l’Evangile de Saint-Luc dans lequel les apôtres n’ont pas reconnu Jésus ressuscité, le cinéaste entame alors un combat avec l’invisible qui trouve son apothéose dans un grandiose plan-séquence d’exorcisme où le temps rallongé n’est plus celui des hommes, mais celui des esprits en guerre.


Cette séquence est symptomatique également de la volonté de réalisme de The Strangers présente dès le tournage en choisissant délibérément d’attendre de vraies pluies diluviennes pour créer ce climat poisseux. L’horreur se veut limitée dans un premier temps à une évocation minimaliste, du sang à l’orage. Cependant, la contamination s’opère également au sein de l’image même de l’œuvre s’affirmant comme transgenre. C’est d’ailleurs la déraison même de l’esprit du protagoniste qui impulse ce basculement vers le cinéma horrifique avec la mise en image des rumeurs plus ou moins farfelues autour de l’enquête. Nonosbtant, Na Hong-jin donne un éclat supplémentaire à son œuvre en ne terminant pas la mutation de son cinéma si sobrement. En s’inscrivant dans la tradition de l’horreur outrancière du cinéma sud-coréen, il la laisse se parer des atours de la série B notamment lors d’un combat burlesque entre des villageois et une sorte de zombie. Car si le cinéaste s’est déjà révélé précédemment comme un maître de l’horreur, il démontre avec The Strangers que son cinéma a une potentialité comique qui sert de soupapes face à la dureté du récit.


Le comique émerge à travers la figure atypique de Jong-Goo. En effet, Na Hong-jin refuse l’héroïsation de son protagoniste, que réclamerait pourtant le genre dans lequel il cherche à s’inscrire, pour en faire véritablement un relais des émotions du spectateur jeté, comme son personnage, face à des évènements qui le dépassent. En policier couard, il fait de son corps le réceptacle de l’horreur qui ne peut s’exprimer, face à son déni des évènements, que de deux manières : par la peur (hurlement, crispations corporelles) ou par la folie qui ne sont finalement que des caractéristiques de sa propre impuissance. Le talent de Na Hong-jin est donc de réussir à faire rire le spectateur de sa propre position, stérile dans son fauteuil, en lui faisant accepter ses multiples rebondissements, ses multiples climax et ses quelques faiblesses.

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le 4 juil. 2016

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