Fresque sur l'Amérique, post-western épique et démesuré, où le paysage naturel est corrompu petit à petit par les monstres mécaniques que sont les derricks, en préambule de la corruption de toute une communauté. La démarche du film est nette, implacable comme une parabole religieuse. Son titre est d'ailleurs tiré de la bible, et sonne comme un avertissement prophétique, une promesse lugubre.
Le climat est pesant, anxiogène, renforcé par la musique oppressante (composée par Jonny Greenwood, par ailleurs guitariste de Radiohead), utilisant des instruments de cette époque mais souvent désaccordés, créant ainsi une partition dissonante, comme pour mieux rendre compte d'un malaise, d'hésitations, errements, imperfections des personnages.
La mise en scène ambitieuse se place au niveau d'envergure de ces personnages romanesques, de leur histoire. Tous les contrastes sont forts : aux grands espaces répond le confinement des puits, à l'horizontalité du désert la verticalité des derricks, aux bruits assourdissants des silences pesants, à la plus haute grandeur la décadence totale.

Le film apparaît comme une charge iconoclaste contre les deux idéologies qui auraient forgé l'identité américaine : le capitalisme et la religion, montrées comme deux impostures, illusions : la rapacité et le charlatanisme, incarnés par des hommes à l'ambition et aux égos démesurés. Tous deux veulent s'élever, sortir de leur condition première ; pour cela, ils sont prêts à tout, y compris au pire. Une fable monumentale met ainsi ces deux personnages en parallèle : chacun a besoin, même à contre-cœur, de l'autre, cherchant à l'utiliser, misant sur sa faiblesse et son avidité ; alliance hypocrite, cynique, entre le Matériel et le Spirituel.
Les deux sont assoiffés de pouvoir, tels des vampires : l'un exploitant capitaliste, individualiste (« Je bois le sang de l'agneau ! » s'exclame-t-il à la fin, savourant son triomphe) ; l'autre plutôt vampire des âmes, ''zombificateur'' aidé de ''l'opium du peuple'' (il veut notamment « sucer » le démon pour l'expulser de l'esprit de ses fidèles). P.T. Anderson affirme d'ailleurs avoir été ''hanté'' pendant tout le tournage par le film "Nosferatu".
L'autre image forte évoquée dans ses interviews est celle du Titanic, symbole de la démesure de l'ère industrielle, fonçant à toute allure vers sa propre perte. Le personnage de Plainview, en particulier, exprime ce Romantisme flamboyant ; jusque dans sa décadence, à la fin du film.

Mais There Will Be Blood est surtout le portrait d'un individu à la force vitale extraordinaire. La réussite, la gloire individuelle (en un mot le rêve américain) sont vus comme une vanité auto-destructrice. Rien ne saura amoindrir son húbris.
Le pétrole est vu comme la matière-première, le sang de la terre (surtout de celle de l'Amérique, construite là-dessus). Et Plainview en est son incarnation antichristique. Il est le Matérialisme poussé à bout : le pétrole a fait son succès, sa liberté. Il a aussi fait de lui ce qu'il est, c'est-à-dire un "oilman" (comme d'autres sont appelés IronMan ou Batman), tel qu'il insiste à le dire, fier de sa spécificité de ne faire qu'un avec son métier, avec son matériau, son élément. Du pétrole coule dans ses veines.
Oilman-Daniel Plainview se situe entre le Dieu, le Titan self-made dans la glaise, et l'animal, le cynique. L'archétype de l'homme, en somme. Un homme qui trouve tout son sens, sa force, dans le travail. Le travail-même, celui qui demande de s'y impliquer corps et âme, jusqu'à les noircir par ce pétrole qui s'imprègne sur soi et ne part pas. Ainsi, plus qu'un simple film à charge sur le capitalisme, There Will Be Blood est un film critique sur celui-ci, c'est à dire le décortiquant, en démontrant toutes les facettes, remontant à l'état proto-capitaliste du travailleur : celui qui, comme le dit Hegel, s'objectivise par le travail, et par là-même se réalise. Ayant encore un lien avec la Noblesse, dans sa dialectique de maître et d'esclave, mais déjà bourgeois dans son approche (enrichissement personnel). Le temps n'est pas encore au capitalisme spéculateur, diviseur de caste (que critiquera Marx, descendant philosophique de Hegel) ; c'est le temps des entrepreneurs, des individus tirant un groupe, voire tout leur pays, vers le haut. Quitte à devoir se salir un peu les mains...

Créée

le 24 avr. 2011

Modifiée

le 19 juil. 2012

Critique lue 1.3K fois

28 j'aime

6 commentaires

youli

Écrit par

Critique lue 1.3K fois

28
6

D'autres avis sur There Will Be Blood

There Will Be Blood
Kobayashhi
9

Daniel Plein La Vue aime le pétrole, pas les sundae.

Le souci lorsque je décide de placer un film dans mon top 10, c'est que je dois l'accompagner d'une critique, depuis quelques mois, c'est assez facile, je tourne avec les mêmes à qui j'ai déjà...

le 8 mars 2015

108 j'aime

10

There Will Be Blood
Jackal
9

Ça va saigner

Début du XXème siècle au Etats-Unis. Daniel Plainview ne poursuit qu'un seul et unique objectif dans sa vie : s'enrichir en trouvant et exploitant du pétrole. Tous les moyens sont bons pour lui, y...

le 27 août 2011

101 j'aime

7

There Will Be Blood
Fosca
5

There Will Be Oil

Je pense être totalement passé à côté... J'ai eu beaucoup de mal à m'accrocher à l'histoire jusqu'au bout et cela ne m'arrive que très peu lorsqu'un film est autant apprécié que celui-ci. Alors il ne...

le 25 sept. 2015

63 j'aime

15

Du même critique

Dragon Ball
youli
10

Petit Son Goku deviendra grand

Si Dragon Ball fut une œuvre phare de mon enfance, au même titre que Les Aventures de Tintin par exemple, c'est avant tout parce que : - c'est bourré d'humour, et que c'est important l'humour pour...

le 17 mai 2022

73 j'aime

17

Eternal Sunshine of the Spotless Mind
youli
10

Critique de Eternal Sunshine of the Spotless Mind par youli

Le film le plus juste et le plus beau qu'il m'ait été donné de voir sur l'amour, offrant à Jim Carrey et Kate Winslet deux de leurs plus beaux rôles. Jim Carrey notamment, étonnamment sobre, limite...

le 24 avr. 2011

57 j'aime

17

Le Miroir
youli
5

Miroir, mon beau miroir, dis-moi donc... quelque chose. Mais parle, te dis-je !

Comme toujours avec Tarkovski, on a droit à des plans beaux comme des tableaux de maître, à des phrases poético-ésotériques, à beaucoup de tension... et d'incompréhension. En fait, tous ces éléments...

le 28 nov. 2012

53 j'aime

3