Tokyo.Sora
7.1
Tokyo.Sora

Film de Hiroshi Ishikawa (2002)

Quel film extraordinaire, au sens propre. Il mobilise la choralité comme l’avait fait aux États-Unis John Sayles, dans le tout aussi fabuleux City of Hope. Le réalisateur à l’origine de cette prouesse qu’est Tokyo.sora est un quasi inconnu, Hiroshi Ishikawa, qui n’a réalisé que quatre films dont un court selon sa page IMDb. Tous semblent être comme Tokyo.sora focalisés sur des personnages féminins, un peu comme les réalisations d’Hamaguchi quand on y pense.


Mais la comparaison avec le papa d’Asako ne va pas plus loin selon moi. Le style cinématographique d’Ishikawa est résolument plus documentaire, plus subtil, beaucoup plus suggestif. Le montage du film en premier lieu permet de justifier cette affirmation. Une sorte de croisement pétulant entre Nobuhiro Suwa et Oliver Stone : des coupures « sèches », qui entrechoquent sans transition les espaces, les temporalités, voire parfois la trame narrative toute entière. La caméra, bien souvent fixe, vient en cela contraster avec ce fascinant désir de mouvement elliptique dans le récit, un désir que d’aucuns diraient godardien, prompt à saisir ce qui hors du cadre permet de mieux le donner à voir.


Une telle assurance dans la réalisation, économe sans être aride, se double d’une très belle sensibilité dans la façon de dépeindre les personnages. Ishikawa sait se tenir éloigné du travers du film d’auteur japonais, qui est de rabibocher à partir de quelques poncifs un mélodrame destiné à berner le chaland peu attentif (tel Kore-eda).


Le réalisateur de Tokyo.sora ne part pas ici puiser dans la misère pour la parer d’attraits faux, « dramatisants » ; il ne tombe pas non plus dans le vice inverse, à savoir la « documentarisation » à outrance, incapable de difracter les approches visuelles par crainte d’enlever à la pellicule son regard naturaliste. Ishikawa a bien compris que selon qu’on souhaite faire un film moderne, la simplicité est le sentiment le plus difficile à retranscrire par les moyens techniques et esthétiques contemporains. Il incorpore donc à la fixité de ses images l’intelligence fugace de ses transitions, évoquées plus haut.


Ce serait presque trahir le film que d’en révéler les tenants et aboutissants scénaristiques : mieux vaut se plonger dans son visionnage sans rien en savoir au préalable, tant la maîtrise du narratif choral se déroule naturellement sous nos yeux. Cette imbrication de la production artistique avec un langage cinématographique véritablement personnel tient bien souvent du génie. Le regard de la caméra est soumis à toutes sortes de contorsions, de réflexions au sens physique du terme, qui amènent l’image à en porter les stigmates : surexposition lumineuse, altération de la netteté du fait de l’éloignement… Poétique du miroir, poétique des regards, poétique du flou et de la foule…


Une poétique foncièrement urbaine en somme, et qui réalise surtout une prouesse : celle de filmer le grouillement de vie débilitant de Tokyo sans aucun plan large (hormis ceux focalisés sur les cieux). Et c’est peut-être en ça que ce film a dépassé toutes mes attentes : il est resté borné sur une idée apparemment creuse pour la faire mûrir en quelque chose d’exceptionnel, à l’huile de coude ; un film qui vous conquis au fur et à mesure que le temps passe. Pour moi, c’est ce qui signe une réussite incomparable au cinéma.


Il y aurait encore beaucoup à dire sur l’usage de la musique, génial car extrêmement fugace, ou sur la qualité des interprétations, traversées d’improvisations fort réussies. Sur le message global du film, dont je vais quand même dire un mot. Tokyo.sora s’attarde, fugitivement, à évoquer les vies tokyoïtes en perdition, vies féminines qui plus est, évoluant dans une société patriarcale et machiste, qui fonde en partie sa stabilité sur l’exploitation systémique de l’élément femelle. D’un point de vue intimiste, mais jamais moralisateur ou inquisiteur, Ishikawa donne ainsi à voir le quotidien discret et malaisé des plus solitaires d’entre elles.


Des « vies minuscules » pour reprendre l’expression de Pierre Michon, chacune prise au piège d’une dépression dont les causes varient ; mais qui quelques fois s’extirpent de la morosité pour regarder plus haut, vers ce ciel toujours dégagé, inaccessible, mais porteur en lui d’une indicible promesse.

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le 24 janv. 2022

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