« Pour les photographes, il n’y a en fin de compte pas de différence, pas de supériorité esthétique, entre l’effort d’embellir le monde et l’effort inverse de lui arracher son masque ».
– Susan Sontag, Sur la photographie, 1977
La vérité dégage une odeur sale, il est difficile de ne pas tressaillir sous sa caresse crasseuse. Si l’on peut créer ses propres histoires, on ne choisit pas toujours ses souvenirs. Pourtant, les années embellissent le passé et la nostalgie propose un nuancier illimité à chaque récit.
De l’intime vers l’artistique, de l’esthétique au politique, Toute la beauté et le sang versé multiplie les supports : photographies et interviews s’entremêlent dans un découpage presque littéraire. L’ouverture du film pose directement le dilemme : face à la réalisatrice, Nan Goldin affirme « It’s easy to make your life into stories. But it’s harder to sustain real memories ». Comment raconter sans glamouriser, comment porter la vérité au bout des lèvres sans la déguiser ?
Les souvenirs sont incarnés dans les photographies, support qui s’affirme comme un objet ambigu. Miettes du passé, fixation ou fiction, on ne sait pas comment juger ces images. Dans The Ballad of Sexual Dependency, Nan Goldin assemble des fragments de l’underground new-yorkais.. Cendres encore brûlantes d’une époque, les tensions politiques sont à peine voilées dans cette gravité esthétique. Les visages portent si bien l’ignorance de ce qui se prépare, les fragments sont intacts et pourtant obsolètes, toutes ces figures fantômes se taisent pour annoncer la mort d’un monde. Susan Sontag écrit : « Les photos sont une façon d’emprisonner une réalité conçue comme récalcitrante, inaccessible ; une façon de la faire tenir tranquille ». La beauté des œuvres de Nan Goldin ne se comprend que par son amertume. Elles nous placent devant une violence toujours assez suave pour nous faire douter de sa réalité, et on se demande quels mystères se cachent sous cette tranquillité. Le passé ne reste pas calme longtemps et la contemplation laisse place à la révolution.
L’engagement de Nan Goldin ne se limite pas à ses photos réalistes. Il s’étend à son combat mené contre la famille Sacklers, propriétaire de la société Purdue Pharma, principale responsable de la crise des opioïdes aux Etats-Unis. Après la beauté fragile des instants suspendus, gronde une vérité qui ne demande qu’à s’exhiber. Pour cette beauté qui a parfois débordée des soirées pleines d’excès, contre ce sang qui dans les hôpitaux américains dégouline trop discrètement. L’épidémie de sida et la crise des opioïdes sont des événements historiques qui méritent également l’immortalité. Que restera-t-il ? Des portraits ou des noms décapités. Sous les gros billets échangés, sous la crasse épaisse d’un monde de l’art impitoyable, les expositions se succèdent. Les œuvres se déplacent, s’échangent, se conservent ou s’exposent, les larmes sèchent mais les souvenirs restent.
« La beauté sera convulsive ou ne sera pas »
– André Breton, Nadja, 1928
Site d'origine : Ciné-vrai