(la critique porte sur les deux parties)


Il est à la fois difficile et aisé de présenter Trenque Lauquen. Aisé, parce qu’il suffit de s’en remettre aux déclarations d’intention du collectif argentin El Pampero Cine, qui ambitionne de révolutionner la production et l’écriture cinématographique, comme en atteste le monstre La Flor, objet hybride approchant les 13h. Difficile, parce que ce serait réduire le film de Laura Citarella à un exercice de style où l’expérimentation prend le pas sur la chair, et découragerait bien des spectateurs à oser l’affronter.


Car il faut une certaine audace pour s’inviter dans les terres mouvantes d’un film qui atteint 4h20 dans son intégralité (divisée en deux parties), et dont la ligne directrice va sans cesse se dérober pour aborder presque tous les genres sur un éventail quasi exhaustif des modes de narration.


Il est impossible de résumer une intrigue qui, à partir de la disparition d’une femme, va dérouler une série de récits enchâssés surgissant pour cliver, amender, infirmer ou rediriger le précédent. Le spectateur comprend progressivement que la forme instable qui se déploie considère les personnages comme son double. Les visages filmés s’interrogent, s’enthousiasment, s’extasient, se perdent à l’écoute des récits et des fragments que les interlocuteurs disséminent. Car dans cette aventure aux embranchements multiples, c’est presque toujours un tiers qui raconte ce qu’il a pu apprendre, dans un souffle romanesque sans cesse assourdi par les manques, les paroles rapportées et les secrets gardés. Chaque nouvel épisode propose un pas de côté, investit le versant d’un témoin auparavant silencieux, déplie une lettre cachée, emprunte une voie de traverse, pour un effet très singulier sur le spectateur, sommé de comprendre qu’il ne pourra jamais saisir l’ensemble des enjeux, mais ajoutant à cette frustration une euphorisante relance du désir face aux soubresauts de l’intrigue.


Laura Citarella ne se cache pas pour autant derrière un objet hermétique qui perdra son destinataire : Trenque Lauquen dresse ainsi, par touches éparses, un portrait de l’Argentine contemporaine, sa bureaucratie, ses enjeux environnementaux à travers le destin d’un lac, questionne l’amour des hommes pour une femme qu’ils voudraient entièrement comprendre pour mieux la posséder, séjourne un temps dans une utopie lesbienne et s’interroge sur la dimension littéraire et romanesque du montage cinématographique. Tourné durant 6 ans, innervé par les expériences de sa créatrice et ses collaborateurs, le film se présente ainsi comme un pan de vie, une réflexion sur la maternité, et les échos des subjectivités avec un monde qui, lentement, se meut, en témoigne les approches de science-fiction qui visent à incarner dans la fiction les mutations que subit continuellement la trame narrative.


Mais l’essentiel n’est pas là, car les protagonistes de cette odyssée ne cherchent pas véritablement à embrasser le réel : c’est la fiction qui les enivre. Laura, au centre des quêtes et des attentions, dédoublée dans des figures de femmes, de mères, d’amantes et d’érudites, traque avec avidité des intrigues cachées, quitte à écrire ce qu’elle pense découvrir, creusant parallèlement la complicité avec un compagnon d’investigation devenant un amant cocréateur. Sa fuite en avant génère ainsi une expansion de l’écriture par les récits enchâssés et les moyens de les narrer (l’écriture, les lettres, l’enregistrement à la radio) et une profusion euphorique. Mais, dans une même dynamique, la poursuite de ceux qui la chérissent et ses propres impasses nourrissent aussi un délitement de la mise en scène, qui oppose aux visages de ceux qui racontent et écoutent de longs trajets où des chansons passent en boucle, une esthétique du fondu enchaîné, des routes dans la nuit et des plans s’élargissant sur des paysages de plus en plus silencieux. Cette superbe tension entre le trop plein et l’indicible libère le film, justifie sa longueur, et parvient à bouleverser dans un dernier segment qui fusionne le spectateur et la protagoniste dans une fugue sans parole, au terme d’un récit initiatique qui aura enseigné une évidence : le mystère restera euphorisant tant qu’on ne l’aura pas résolu.

Sergent_Pepper
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le 4 déc. 2023

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