Disclaimer : Le texte que vous vous apprêtez à lire est naturellement bourré de spoilers, je vous invite sans attendre au visionnage de ce long métrage, et de la série dont il est dérivé. C’est cultissime. Également, le texte que vous allez lire peut sembler décousu, il est issu de plusieurs sessions d’écriture et d’analyse du long métrage et, à la relecture, il m’a paru plus juste de le publier tel quel, de privilégier l’authenticité du moment à l’asepsie d’une reconstruction à posteriori. 

Naturellement, ceci représente mon avis, mes conclusions et mes émotions, mes théories et mes hypothèses. L’œuvre de David Lynch est assez complexe pour que chacun puisse y trouver ce qu’il veut, et en tirer ses propres enseignements. C’est un cinéma subjectif, ce qui permet à chacun de voir des détails que son voisin n’aura pas vu, des détails qui lui parleront à lui et pas aux autres. Cet essai ne prend pas en compte la saison 3 de Twin Peaks (2017), peut être que certaines théories seront éclairées par ce visionnage, en cours par ailleurs. 

Il est très intéressant de voir que cette œuvre vieille de plus de trente ans continue de passionner autant. Twin Peaks est déjà un immense classique, et Fire Walk With Me en est la quintessence artistique. Toutes ces réflexions sont bien vaines, je le sais bien, mais que voulez-vous ? Je m’amuse terriblement dans ces recherches…  

Je publie ce texte, c’est mon avis. Il se noiera surement parmi les autres, qu’importe. La vie c’est ça, des vagues et des relents. En vous souhaitant une excellente lecture. 

L’auteur  


Avoir révélé le meurtrier de Laura Palmer a en quelque sorte tué Twin Peaks, du moins son premier cadre. Tout le monde semblait si concentré sur la figure immaculée de cette héroïne absente, bien qu’ayant subi quelques tentatives d’éclaboussures, qu’ils avaient bien tendance à négliger les intrigues subsidiaires, pourtant la clé du charme de Twin Peaks


ABC n’a pas voulu donner les clés à David Lynch, c’est donc l’instinct télévisuel de Mark Frost qui l’emporta. C’est ce duel de personnalités qui façonna ce curieux univers. Leland, le père de Laura, possédé par Bob, figure encore mystérieuse, est donc l’assassin de sa fille. 


En soit, l’acte est déjà affreux, l’infanticide, Twin Peaks s’arrête là. Leland le fou mourant sous la pluie artificielle du commissariat, piégé par Cooper, Truman et Ben Horne, entamant par là sa renaissance si étrange, car se rachetant une conduite après l’obscénité l’ayant auparavant caractérisé.


Des Palmer, il ne reste que Sarah, femme brisée et désormais seule, condamnée à vivre dans le souvenir de la famille qu’elle n’a jamais eu, vivant dans la maison où tout s’est passé, astreinte à la douleur et à une décomposition précoce. 


Comme je l’ai dit, Twin Peaks s’arrête là et prend une direction n’ayant en soit rien à voir. Dale Cooper se retrouve face à Windom Earle, figure du mentor déchu, et Lynch développe ainsi son mythe de la Black Lodge, ou Red Room, dimension parallèle marquée par son centrage illogique mais rationnel, où les protagonistes récurrents (le nain dansant, Laura Palmer, l’enfant magicien, Bob, le géant, Mike le manchot) s’expriment à l’envers, où les visiteurs humains sont condamnés à un stoïcisme insupportable malgré l’apparente irrationnalité de la situation. Car il n’y a pas de sens direct à la Red Room, c’est un autre de ces fantasmes lynchéens, et celui-ci fait basculer Twin Peaks dans un cadre beaucoup plus arty, où un pseudo-mystère (pseudo car un mystère, notamment sur le petit écran, est résolvable et résolu, tandis qu’il est bien difficile d’expliquer cette Red Room et ses personnages) accapare l’esprit du seul Cooper, ne s’arrêtant pas aux considérations bien plus terre-à-terre du shérif Truman, ne comprenant pas le cheminement de celui-ci, mais le suivant malgré tout. 


Il nous faut faire un aparté sur l’artificialité de Twin Peaks. La majorité des plans donnent la part du roi à de longs silences, parfois contemplatifs, parfois évocateurs, renforçant encore plus l’apparence « coquille vide idyllique » du lieu, aspect qui, à mon sens, séduira Cooper. Car le vide n’est pas forcément synonyme de malaise, il peut également et souvent être paisible. Une existence sans histoire, c’est à ça qu’aspire le pauvre Cooper, malgré son apparent contrôle, malmené par la vie. Une autre des forces de la série, ce sont ses plans larges, comme si on avait oublié la caméra tournant dans un coin de la pièce. Cela permet de se concentrer sur les comportements de chaque personnage dans le même environnement. Souvent, Lynch se concentre sur les intérieurs, et crée ainsi des récurrences (chez Shelly, et ses murs en plastiques, le Double R et son comptoir au milieu de tout, la chambre de Cooper, le bureau de Ben Horne et cet étrange presse-papier…) qui caractérisent l’univers de Twin Peaks


Tout ce qui pouvait paraître normal devient anormal, l’étrangeté des choses banales ressort. Exemple avec le cas du Major Briggs. Avant la révélation de l’identité du meurtrier de Laura Palmer, Briggs est un personnage presque tertiaire. Major dans l’US Airforce, astreint à un silence absolu quant à son travail (ce n’est pas illogique), père de Bobby, l’amant de Shelly et ex-boyfriend de l’assassinée, marié à une femme tendre et aimante et tentant avec toute la diplomatie parentale dont il est capable de se rapprocher de son fils, ses tentatives lui donnant même un certain côté ridicule et vain. 


Néanmoins, après la découverte du meurtrier, il invite Dale Cooper à la pêche et disparaît mystérieusement dans les bois de Ghostwood, sans pour autant provoquer trop d’inquiétude chez ses proches. Briggs revient quelques temps plus tard et devient un protagoniste de premier plan, révélant qu’il étudie pour le compte de l’armée les phénomènes étranges dans la forêt entourant Twin Peaks. Il deviendra un compagnon du binôme Truman-Cooper et sera même enlevé, torturé et séquestré par Windom Earle dans sa quête de l’entrée de la Red Room. 


Briggs, terriblement banal, devient par Lynch et ses caprices exceptionnel. 


Nous en arrivons à notre propos. La fin de la deuxième saison de Twin Peaks est au final l’eau de boudin la plus satisfaisante du petit écran. C’est très simple, rien n’est résolu, tout est en suspens. Qu’est devenue Annie ? Comment expliquer le comportement de Cooper lors de la dernière scène ? Quid de la séparation entre Ed et Nadine, ayant enfin retrouvé ses esprits et terminé son trip de retour à l’adolescence ? Où est Gordon Cole ? James est-il revenu chercher Donna ? Et ainsi, les questions s’entrechoquent et s’amoncellent. 


Lynch décide de consacrer son prochain long-métrage à l’univers de Twin Peaks et tout le monde espère une suite. Mais, toujours à contre-courant, le réalisateur repart en arrière pour revenir où tout a commencé, les derniers jours de Laura Palmer et sa descente aux enfers sous une forme crue et concentrée. Il s’agit ici de donner au personnage une vraie consistance, une personnalité propre. C’est vrai, on ne connaît rien de Laura, sauf ce portrait idyllique que la petite communauté de Twin Peaks semble faire d’elle, reine de beauté, championne en tout, fierté de sa ville, de son école et de ses parents, le genre de ces jolies filles sans histoire, un cliché assez américain.


Lynch va démonter méthodiquement cette image dans Fire Walk With Me, reprenant par la même une phrase mystérieuse énoncée dans les premiers épisodes de la série, et va révéler une bien triste réalité, dépassant le cadre onirique et étrange de la dernière partie de Twin Peaks. Il n’est pas incongru de voir Fire Walk With Me comme le lien entre l’enquête de Cooper sur le meutre de Laura Palmer et le mystérieux rationnel des thèmes de la Red Room et de ses protagonistes, visualisant leurs incursions dans le monde des vivants. 


L’incipit est consacré au personnage de Chet Desmond, un autre agent du FBI sous les ordres de Gordon Cole, envoyé enquêter sur l’assassinat d’une serveuse, Teresa Banks, dans la ville de Dear Meadow. Il est accompagné par le légiste prodige Sam Stanley, et tous deux disparaîtront mystérieusement. On enverra donc Dale Cooper enquêter, sans résultats probants, exceptés la découverte d’une bague ornée d’un émeraude et d’un acte de vandalisme sur la voiture de Desmond, une sombre inscription, « Let’s Rock ». L’incipit se termine sur cette morbide prophétie de Cooper, un autre meurtre aura lieu, dans un an. 


Analysons ce passage. La localité de Dear Meadow semble être bâtie comme le négatif de Twin Peaks. Ses policiers sont l’exemple de l’impolitesse, au contraire du shérif Truman et de ses adjoints, son diner est d’une froideur affligeante, au contraire de la chaleur émanée du Double R de Norma, et la seule vision proposée des habitats de Dear Meadow consiste en un pitoyable camp de caravanes, rongé par la crasse, la poussière et la rouille, au contraire des demeures cossues de Twin Peaks, comme celle de la famille Hayward. 


Lynch construit donc un négatif de Twin Peaks et y envoie un proto-Dale Cooper pour enquêter sur un meurtre pareil à celui de Laura Palmer, on a retrouvé Teresa Banks roulée dans du plastique et jetée à l’eau. La ressemblance même des deux filles est assez frappante. La disparition de Desmond et Stanley, mêlée à l’artificialité dégueulasse de Dear Meadow, ses habitants très peu sympathiques, bien vite oubliés, et cet étrange aparté dans les bureaux du FBI de Philadelphie, où l’on aperçoit Philip Jeffries, pourtant disparu lui aussi, interpellant un Dale Cooper fort dubitatif font de cette introduction un objet bien énigmatique. Le personnage de Jeffries aura un impact significatif, bien que son apparition soit bien peu loquace. 


Le principal sujet du long-métrage sont les quelques jours précédant la mort de la reine de beauté de Twin Peaks, Laura Palmer, personnage resté saint malgré les éclaboussures lynchéennes. Les gens ont donc continué à chercher les causes de ce meurtre infanticide, malgré les preuves accablantes. 


Comme dit, Lynch va s’astreindre à détruire cette image de pureté supposée et donc à donner à Laura une aura de désespoir complexe, un malaise interne inextricable qui donnera au revisionnage de Twin Peaks une saveur bien plus amère. Laura est de taille moyenne, fine sans être maigre, agréable, a de longs cheveux blonds et soyeux, un sourire éclatant et de grands et profonds yeux bleus. Son portrait scolaire, où elle porte un diadème, hante le générique de fin des épisodes de Twin Peaks. Un matin, Laura est retrouvée morte sur les rives du lac bordant la résidence Packard, découverte par Pete le pêcheur, emballée dans du plastique. C’est la cause de l’arrivée de Dale Cooper, c’est le début des évènements de Twin Peaks


La réalité est bien plus triste. On apprend dans Fire Walk With Me que Laura collectionne les amants, « officiels » en les personnes de Bobby Briggs et de James Hurley. Elle est addict à la cocaïne, fréquente le club de Twin Peaks, n’hésitant pas à vendre aux plus désireux le privilège de passer une nuit avec elle, la reine de beauté de la ville. Elle traîne avec elle la pure Donna Hayward, sa meilleure amie, bien que Lynch développe entre elles une grande distance, accentuée par la traumatique « maturité précoce » de Laura et les pensées adolescentes de Donna, n’hésitant pourtant pas à se plier en quatre pour aider son amie en découvrant ce qu’elle vit et son nouveau monde.


Laura Palmer peut donc ici paraître bipolaire, suffisante, légère et inconséquente. Néanmoins, c’est une fille intelligente, et dotée d’un cœur, cœur qui s’imposera lorsqu’elle arrêtera le viol de Donna ou quand elle avouera son amour à James Hurley tout en le quittant, la nuit avant son assassinat. Laura est humaine, même trop, lorsqu’ivre elle assiste au meurtre d’un livreur de cocaïne commis par son boyfriend Bobby. 


La reine de beauté à la vie parfaite vit un enfer domestique. Tout son cadre intérieur semble être là aussi rongé par cette artificialité et cette immense distance qui ne devrait pourtant pas séparer les membres d’une même famille. La preuve ultime de cette situation est montrée durant la scène du dîner, où une Laura traumatisée par la folie dans laquelle elle est en train de doucement glisser se fait malmener par son père, Leland, subitement devenu très impératif, irascible et bipolaire, sans aucune raison vraiment apparente. Sarah, sa mère, reste stoïque, fumante, effacée, dépressive. 


Car le mal ronge cette famille de l’intérieur, un terrible cancer s’y développe, cancer qui, indirectement, coûtera la vie à Laura, cédant à l’impureté mais n’y glissant jamais totalement. 


Je vais l’énoncer clairement, je m’expliquerai ensuite. Bob personnifie les pulsions incestueuses que Leland éprouve pour sa fille, pulsions auxquelles il s’abandonnera au moment-clé de Fire Walk With Me, cette scène terrible où Bob pénètre par la fenêtre de Laura et commence à la violer avant que celle-ci se rende compte que son agresseur est en réalité son père. C’est affreux, et c’est ce traumatisme terrible qui amènera la jeune fille à se vendre une dernière fois, à convaincre Ronette Pulawski de se joindre à elle. Toutes deux seront violées et séquestrées par un Leland fou furieux, qui ne tuera que sa fille, Ronette parvenant à miraculeusement en réchapper, avec l’entremise de Mike, le manchot de la Black Lodge. 


Teresa Banks n’est pas morte d’elle-même (on s’en doutait), amante d’un Leland possédé qui un jour croisa sans être vu sa fille dans le même hôtel de passe, conviés tous deux à la même « fête » organisée par Teresa. Un Leland qu’on a tenté de stopper, une Laura qu’on a tenté d’alerter, Mike se démène pour sauver la jeune fille d’un drame obligatoire. On le voit lors de la scène de la course-poursuite en voiture, lorsque Mike les couvre d’injures. C’est l’être et le paraître, le portrait de la famille parfaite s’éventant pour la seule fois en place publique. 


Lynch utilise une forme détournée propice à la création d’un univers propre pour parler d’un sujet terrible : l’inceste. Possédé ou non, Leland a abusé à de multiples reprises de sa fille, la menant au noir désespoir et à ce suicide presque consenti après avoir encore une fois subi la dégénérescence de son père. Nous sommes finalement au cœur de l’objectif de Twin Peaks, l’analyse des liens unissant les membres d’une petite communauté, liens se révélant charmants, idiots, naïfs, étranges, dangereux mais jamais dérangeants à ce point-là. Jusqu’à Fire Walk With Me, où l’instinct de création de David Lynch peut s’exprimer sans entraves dans un terrain qu’il connaît bien. C’est une tache qui salit l’univers quasi-idyllique de cette petite ville perdue entre les forêts et les montagnes (correspondant bien d’ailleurs à la construction fantasmée de la ville chez Lynch, telle qu’elle fut théorisée par Guy Astic), charmante au point que Dale Cooper pense à s’y installer directement, après le dénouement de son enquête. 


L’aspect long-métrage entache aussi les personnages développés dans Twin Peaks. Certains gardent leur indéboulonnable caractère (Gordon Cole, Albert Rosenfield), mais Fire Walk With Me rend les autres très banals à côté de la figure presque christique de Laura Palmer. Shelly à un rôle mineur, Donna est un petit contrepoint, comme un élément lumineux dans les ténèbres, James assiste à tout ça avec impuissance, même Dale Cooper est limité dans son mouvement et ne semble pas vraiment lui-même. Peut-être peut-on voir dans son bon vivre de la série le pouvoir que Twin Peaks exerce sur lui ? On découvre aussi des parts terribles chez certains, par exemple Bobby se révélant être un meurtrier, ou tout simplement Leland. On admire le rêve partir en fumée. 


Fire Walk With Me pose comme une conclusion en repartant en arrière, parlons donc de flashback conclusif. C’est en revenant aux causes originelles de son intrigue que Lynch y met un terme, définitif ? Jusqu’en 2017, du moins, vingt-cinq ans après. 


Car le bon Dale est bloqué là-bas, après tout. Morte, Laura est sauvée, c’est tout ce qui semble compter.


Trailer de Fire Walk With Me

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le 28 sept. 2023

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