« J’aime pas les écrivains qui tuent.
_ J’aime pas les putes qui aiment. »

Glenbarr (Richard Bohringer) à Lena (Julie Delpy).


Grand maître de la bande dessinée au style inégalé et reconnaissable entre mille, Enki Bilal a aussi eu l’opportunité de passer à quelques reprises derrière la caméra pour là aussi porter son imaginaire sur grand écran. Si l’on est un habitué de son univers, sans surprise, l’on reconnaîtra transposé avec un soin surprenant ses personnages plein de spleen, souvent passifs et acteurs d’un univers SF sombre et métaphysique, souvent dangereux, qui les presse d’avancer coûte que coûte. Les thèmes chers à l’auteur franco-serbe sont aussi bien visibles dans ses BDs que ses films et l’on retrouvera aussi bien la dictature à l’œuvre dans la trilogie Nikopol que Bunker Palace Hotel (1989) et Tykho Moon (1996) que le souvenir et la mémoire qui imprègnent la tétralogie du Sommeil du monstre ainsi que ses trois long-métrages.


Etrange paradoxe que le cinéma français d’ailleurs au passage puisque la qualité des œuvres va décliner progressivement alors que leur renommée et leur disponibilité va d’une certaine manière, en sens inverse. Ainsi, des trois long-métrages que l’artiste signa on peut célébrer de toute évidence le coup d’essai de Bunker Palace Hotel comme un coup de maître et le meilleur des films et donc celui qui reste encore le plus dur à dénicher de nos jours. Doté d’un casting solide et d’une histoire fascinante où l’atmosphère lancinante et suspendue chère à Bilal se ressent pleinement, on sent presque dans ce premier film comme une synthèse de l’œuvre du bonhomme. Tykho Moon arrive donc quelques années après. L’intérêt est moindre (On y vient après) mais je l’aime assez. Sans être au même niveau que Bunker… le film se regarde et dispense même, chose étonnante dans les mondes bleu-gris de Bilal, des notes d’humour absurde assez bienvenue (probablement dues à l’apport du romancier Dan Franck qui cosigne le scénario avec le réal).


Quand à Immortel (2004), il s’agit du moins bon des trois mais le plus reconnu aujourd’hui et dont on peut trouver régulièrement les DVDs dans les bacs en solde (les deux autres sont introuvables et furent à peine édité aux débuts du DVD dans le cas de Tykho, c’est dire). Il faut dire que Bilal prenait les choses en main pour livrer à l’époque sa propre version de la trilogie Nikopol en un seul film qui reprenait à la fois des éléments de chaque tome (Jill par exemple, la fameuse « femme-piège » du second volet arrive ainsi bien plus tôt dans le film) pour essayer de les souder plus ou moins tel Horus qui rattache une barre d’acier à Nikopol au début de « La foire aux immortels » afin de lui créer une jambe artificielle. Mais Bilal n’étant pas le dieu Egyptien, le film a clairement pêché à ce niveau. On y ajoute des effets spéciaux à la ramasse déjà à l’époque (le propos est ambitieux : mêler le réel à l’irréel par les textures à l’ordinateur à l’image mais le résultat fait flop) et une esthétique qui patine parfois une fois sur deux (là où tout se tenait visuellement sur les deux autres films) sans oublier un rythme un peu mou. On obtient un beau film malade qu’on peut voir comme un trip spécial… Mais pas forcément un bon film à apprécier pleinement (non parce que les cinématiques presque de playstation dans un film, ouille).


Et donc Tykho Moon coincé entre les deux, entre l’excellence et le moyen. Un chouette et sympathique film ce Tykho Moon. Nanti d’un budget qu’on imagine assez réduit, Bilal fait des merveilles en jouant sur le hors-champ, le non-dit et le peu qu’on nous laisse voir par le biais de quelques menus et discrets effets spéciaux. Par exemple ce Paris reconstitué dans la colonie lunaire et où la tour Eiffel n’a jamais été aussi proche de l’arche de la défense ! Ce mur façon mur de Berlin qui sépare d'ailleurs ce "Paris" de poche reconstitué... Ces rues grises pavées de trottoirs un peu en mousse ou recouverts de draps élimés (produisant presque une sorte de visuel dont l’esthétique est à rapprocher des bandes dessinées de l’auteur). Ces moments filmés en négatifs, rappels de souvenirs enfouis et passés chez le héros amnésique (le thème de la mémoire encore). Surtout que visuellement cela va assez bien avec l’aspect un peu gris/blanc et une petite touche de bleu, tel un ajout au pinceau (la fameuse tâche cancérigène mystérieuse qui s’étend sur le cou du dictateur) qui là aussi ne peut que rappeler l’univers de Bilal (où le bleu fut souvent omniprésent à un moment).


On ajoute sur la toile quelques petits passages musicaux fort charmants, une pointe d’humour absurde pas piqué des hannetons (le fameux zélateur du mois qui, à chaque hôtel, se fait fort de tout de suite rapporter ce qui se passe au gouvernement) et une poignée d’acteurs plus ou moins investis qui font plaisir. On est content d’y voir le regretté géant Michel Piccoli même si c’est pour surjouer à fond dans le n’importe quoi mais bon. Jean-Louis Trintignant vient juste dans un second rôle très court mais c’est probablement celui qui m’a le plus épaté : en restant modeste, Trintignant s’élève sans mal avec un charisme de malade au dessus de la mêlée (il fallait le voir d’ailleurs dans Bunker Palace Hotel où il était, génial, un peu comme d’habitude). Bohringer se promène en personnage à la cool. Et puis on a aussi Julie Delpy, Marie Laforêt, Yann Collette…


Tout ce petit monde réuni ne produit pas un chef d’œuvre et il est fort à parier qu’à la revoyure beaucoup de spectateurs seront décontenancé par l’aspect contemplatif, purement déambulatoire du film. Mais il permet de passer un bien agréable moment. Tykho Moon est donc un film qui ne révolutionnera pas la SF française et qui marquera moins que son prédécesseur mais il reste un spectacle des plus sympathique, qui dans mon cas à la redécouverte après tout ce temps, m’a assez réjouit !

Nio_Lynes
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le 13 mai 2021

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Nio_Lynes

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