Les pauvres n’ont pas d’autres choix que d’aimer ceux qui sont bons pour eux



Et c’est pourquoi l’existence de Caroline Meeber, petite provinciale naïve issue d’un milieu modeste, va basculer: en ce tout début de siècle où la place des femmes sur le marché du travail est encore précaire, seule, la ville peut lui procurer un emploi et lui permettre de réaliser ses candides ambitions.


Chignon sage et petit canotier posé crânement sur la tête, jupe longue et corsage à volants, la jeune fille, émue mais pleine de rêves, quittait ses parents sur le quai de la petite gare de Columbia City.


Le train pour Chicago, son premier grand voyage, l’espoir d’un travail et d’une vie nouvelle, la crainte aussi : toute une gamme de sentiments qui faisaient briller ses yeux, ajoutant encore à l’éclat de sa jeunesse.


Une fraîcheur qui n'avait pas échappé à son vis-à-vis, lequel, depuis le départ du train, la couvait du regard, s’attardant sur le jeune visage, ingénu et sérieux, sur les boucles brunes dépassant du chapeau, sur la nuque légèrement ployée, sur la silhouette souple et juvénile qu’il détaillait en connaisseur.


Bien qu’un peu étourdie par le flot de paroles et d’amabilités du voyageur, Carrie ne pouvait s’empêcher de trouver l’homme sympathique et chaleureux : sa rencontre avec Charles Drouet, voyageur de commerce, ne devait pas s’avérer sans lendemain.


C’est à Chicago, en effet, réceptacle de toutes ses illusions, que la jeune femme va faire la dure expérience de la vie : quelques mois de travail harassant dans une usine de chaussures, un licenciement brutal pour s’être blessée sur une machine, Carrie se retrouve à la rue, sans travail, sans argent, sans toit, sa sœur et son beau-frère, âpres au gain, refusant de l’héberger plus longtemps.


En grand maître de la transformation, Wyler, contournant habilement la censure, fait passer son héroïne de petite oie blanche tout droit sortie de sa province, au statut de femme entretenue, et ce, en un seul plan : quelques mots échangés avec une fillette, qui n’est pas « censée lui parler », un autre style de coiffure, chignon strict et chapeau ayant laissé place à des cheveux dénoués, auront suffi pour suggérer la perte de l’innocence avant que la situation ne nous le dévoile de manière plus explicite.


Charles Drouet, l’entoure, la protège : il veille sur elle avec une sorte de bonhomie amoureuse, la sortant au restaurant chic Fitzgerald, dans les endroits à la mode, faisant son « éducation », fier de s’afficher avec une jolie femme qui n’a rien d’une professionnelle et garde encore ses maladresses de jeune fille et ses rougeurs naïves.


Facilement effarouchée dès qu’elle se retrouve seule dans un lieu public, Carrie surprend, attendrit, éveille chez les hommes un désir de protection qui, outre son joli minois, confère à toute sa personne un attrait supplémentaire.


Alors, quand à diverses reprises, elle croise l’élégant George Hurstwood, gérant du grand restaurant, bel homme mûr, la cinquantaine distinguée, c’est un intérêt passionné qu’elle lit dans son regard, qui à chaque instant se pose sur elle, caresse ardente et éperdue à la fois, faisant naître chez la jeune femme un trouble qu’elle n’a jamais connu, bien éloigné du sentiment affectueux qu’elle voue à Charles Drouet.


« Carrie » c’ est une histoire d’amour flamboyante et cruelle, une rencontre où la passion unit deux êtres pour mieux les désunir, le point d’équilibre d’un drame social où l’ascension de l’un va provoquer la déchéance de l’autre.


Sous des dehors féminins quasi fragiles, la jeune femme est un être fort, à qui il n’aura fallu que le tremplin masculin pour exalter des qualités presque « viriles » de réussite, notamment : George, lui, dans sa dépendance amoureuse, a un besoin quasi viscéral de sa présence, elle est sa respiration, sa vie.
Pour elle il a quitté femme, enfants, fortune, il a menti, s’est avili, que lui importe !


Carrie, c’est l’envie d’aimer retrouvée, lui qui s’étiolait dans un quotidien confortable mais morne et sans issue, coincé entre une épouse peu aimante, calculatrice et acariâtre, femme du paraître et non de l’être, et de grands enfants qui le côtoyaient avec une courtoisie frisant l'indifférence.


Comme toujours, chez le cinéaste, la croyance en l’amour fait profession de foi, ce qu’il s’est toujours attaché à mettre en scène dans ses personnages : on pense bien sûr à L’Héritière, mais aussi à une autre adaptation de Dreiser : « Une place au soleil » réalisé par George Steven, où le sort s’acharnait sur le héros, jeune ambitieux magnifiquement campé par M.Clift.


Laurence Olivier, lui, incarne George Hurstwood, cet homme mûr ranimé par une fièvre amoureuse qu’il croyait à jamais éteinte, laquelle va finalement le brûler et le consumer à petit feu, le réduisant peu à peu à l’état de loque humaine.


Finis les rêves d’amour et de bonheur : la malchance et des choix malheureux se sont chargés de les briser, soulignant, s’il en était besoin, le poids moral d’une société, qui se pose en tribunal d’inquisition, incapable d’accepter qu’un homme souhaite tout recommencer par amour et qu’une jeune femme dévie du « droit chemin » par nécessité.


Drame de la passion et d’une descente aux enfers, « Carrie », adapté du premier roman de Théodore Dreiser est un mélodrame au sens le plus noble du terme : Wyler filme la lente déchéance sociale d’un homme dans la force de l’âge, sans rien occulter, le plan le plus saisissant, qui nous prend à la gorge, reste, à n'en pas douter, cette plongée sur l’hospice et ses épaves, couchées sur des bat flanc, parmi lesquelles on a bien du mal à reconnaître, dans un vieil homme hirsute et comme hébété, feu le superbe George Hurstwood.


Jennifer Jones, délicieuse actrice comique dans La folle ingénue, révèle ici un vrai tempérament de tragédienne, insufflant à son personnage, entre fragilité et détermination, une vitalité rafraîchissante et Laurence Olivier, véritablement admirable, livre une prestation poignante, faisant de lui l’un des amants les plus romantiques du 7ème art.


Un grand merci à @James Cagney qui m'a permis de le regarder.

Aurea

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