La Goulette « c’est un mythe » pour reprendre les mots de Boughedir lui-même. C’est un lieu où trois religions monothéistes vivent en harmonie et Youssef le musulman, Jojo le juif tunisien et Giuseppe le sicilien catholique incarnent ce cosmopolitisme miraculeux : Les trois hommes n’en forment qu’un seul, en définitive puisqu’ils portent tous le même prénom. La Goulette c’est aussi ce lieu en banlieue de Tunis, qu’il a connu, comme il a connu Halfaouine, un lieu où sont gravés nombreux de ses souvenirs d’adolescence, lors de vacances estivales, qu’il envisage de restituer ici librement, avec des embryons de fiction en plus (Le défi de la perte de virginité, le retour d’une star dans son pays natal) et l’urgence réelle d’un monde menacé : Le récit s’ouvre à l’aube de la Guerre des Six Jours, sans nous le dire, puisqu’il faudra attendre la fin du film pour enfin connaître la temporalité dans laquelle baigne le récit duquel on vient à peine de s’extirper.


 C’est l’histoire du port de la Goulette, donc. Les couleurs y sont plus franches que les quartiers d’Halfaouine, on y sent aussi davantage la chaleur. L’image y est somptueuse, sans qu’on navigue non plus en pleine carte postale. Le climat est estival, solaire, les portes bleus azurs brillent de mille feux en écho à l’océan qui vient caresser le sable des plages côtières. Les trois jeunes demoiselles du film sont les plus belles créatures qui puissent exister, les nouvelles Claudia Cardinale, en somme. Cette plage devient une « nouvelle terrasse » soit un espace de séduction franc, mais aussi d’escapades familiales ou de repos solitaire. C’est ici qu’on y fait la rencontre de TSF, notamment, incarné par Michel Boujenah, sorte de fou errant accroché à une radio dont il rapporte lors de savoureux running-gags, les informations qui crachent les menaces de la guerre. Mais ici, dans ce petit ilot de paradis, les gens sont plus sensibles sitôt qu’on leur annonce le retour sur ses terres natales de « l’enfant du pays » : Claudia Cardinale. En chair et en os dans une très jolie scène de balcon.
C’est aussi l’histoire d’un juif, d’un catholique et d’un musulman. Trois irréductibles pères de trois irréductibles filles séduites par trois irréductibles jeunes prétendants. Comme dans Halfaouine, Un été à la Goulette est l’occasion pour Férid Boughedir de développer tout un tas de personnages hauts en couleur, ici l’oncle propriétaire pervers qu’on appelle le hadj parce qu’il a fait le pèlerinage de La Mecque, l’homme à la radio qu’on appelle TSF, mais aussi la sœur délaissée pour avoir enfanté sans mari, ainsi que l’étrange et bon-vivant Miro, campé par l’acteur qui jouait Salih dans le film précédent. Et bien entendu de s’intéresser au quotidien de ces personnages centraux. On oublie les tripes pour la cérémonie de circoncision dans Halfaouine et l’on observe Jojo dans sa fabrication des briks à l’œuf. Et le film se promène ainsi d’une religion à l’autre, sans privilégier l’une sur l’autre : C’est le métissage et la douceur de vivre qu’on y célèbre. Que La Goulette soit qu’un village de surnoms illustre déjà tout.
Mais un jour, Meriem, la musulmane, Gigi, la juive et Tina, la catholique, s’érigent contre ce pseudo paradis. Les trois jeunes demoiselles sont des femmes des temps modernes, elles sont en révolte, en quelque sorte. Contre leurs mères (qui s’écrasent), leurs pères (qui écrasent) et la Goulette et son autarcie malade de l’intérieure. Le fait d’envisager de perdre leur virginité avec un garçon d’une autre religion et sur un presque coup de dé, représente les limites de cette curieuse cohabitation multiconfessionnelle en plus d’annoncer un peu de son effondrement. Le plus beau symbole de cette révolte audacieuse sera portée par Meriem, qui va accepter de se parer du voile – comme le hadj ne cessait de lui imposer ; comme sa mère tentait de lui prescrire sans vraiment y croire elle-même – en l’utilisant à l’opposé de sa supposé vertu, soit moins pour se couvrir que pour se découvrir. Meriem trouve plus fort que de se jeter dans les bras du premier jeune inconnu, elle fait mine de respecter les codes pour les renverser brutalement.
Le hadj est le méchant du film, un ogre beaucoup plus concret que le circonciseur qui hante les cauchemars des enfants, dans la mesure où il terrorise aussi les adultes, ceux qui ne paient pas leurs loyers, en plus de courir après les adolescentes, avec l’œil du félin. Pourtant, on ne le déteste pas. Enfin, son personnage n’est pas si détestable. On pourrait même dire qu’il a quelque chose de Jérôme (Jean-Claude Brialy) dans Le genou de Claire, dans son appétit et son orgueil, puisqu’en guise de défi d’un genou à caresser, le hadj se persuade de revoir le corps de cette demoiselle qu’il a malencontreusement aperçue nue sous sa douche. Certes il est un peu dégueulasse, mais je suis certain que Boughedir l’aime beaucoup, ce personnage, sinon il ne lui offrirait pas une si belle mort. Et puis c’est un pilier qui s’effondre – dès l’instant qu’il a « gouté » la pomme – à l’image de cet éden si singulier, c’est très beau. J’aime d’ailleurs beaucoup cette idée de voir TSF annoncer que la guerre est finie tandis qu’on a le sentiment qu’il annonce plutôt la mort du hadj, victime d’une crise cardiaque à la vue de la beauté nue de Meriem.
Le hadj pourrait être l’ogre de Noura si l’on était encore dans Halfaouine. On peut imaginer qu’il est l’ogre des enfants d’Un été à la Goulette. On les voit peu ces enfants de « l’entre deux âges » ici mais chaque fois que Férid Boughedir s’y penche, ils semblent voguer hors du monde, les ruelles du port de La Goulette sont leurs terrasses d’Halfaouine. Et on les voit pleurer dans un escalier à l’écoute des colères des pères, assis sur un trottoir en train de chantonner un air populaire tunisien. Ils sont l’une des nombreuses délicates passerelles entre les deux films. La plus grande étant bien entendu le regard sur la sexualité, vécu dans l’un comme une simple excitation curieuse, dans l’autre comme un rite d’émancipation. Dans l’un à travers le regard de garçons, dans l’autre à travers celui des filles.
On pourra toujours reprocher à Boughedir d’opter, dans ce film-ci autant que dans le précédent, pour des séquences beaucoup trop courtes, qui ne prennent jamais le risque d’un trouble. Boughedir le dit, il voulait tellement en dire, tellement en raconter, qu’il était impossible de trop s’étaler sur une durée normale de long métrage. Il voudrait faire un dossier complet sur la Goulette. Aujourd’hui on en ferait une série. Autre chose : A contrario d’Halfaouine qui faisait tout vivre du point de vue de Noura, donc du Férid Boughedir de douze ans, Un été à la Goulette manquerait-il d’un regard, d’un point de fuite ? Il tente d’en embrasser plein et se perd un peu dans son registre choral. Pour le meilleur, dans sa façon de faire cohabiter les religions tout en douceur et sensualité entre ces trois jeunes femmes. De façon plus lourde entre les trois pères, qui suivront un schéma basique d’amitié inséparable – avec cette essence magnifique d’amitié multiconfessionnelle – avant de se chamailler puis de finir par se réconcilier. Reste malgré ses défauts le témoignage émouvant d’un monde englouti, dont on perçoit les failles mais aussi les richesses.
C’est une communauté mixte dont l’équilibre repose in fine sur le respect des tabous et des secrets. Par exemple on y interdit les mariages inter-religieux afin que chaque culture continue d’exister et ne se fonde pas dans une autre. Mais chacun partage néanmoins les évènements de chaque communauté. Par exemple, c’est Youssef qui offrira son aide à Jojo lorsque ce dernier, en plein shabbat, ne peut utiliser l’électricité. On y voit ici les trois mères ensemble sur la tombe d’une sainte musulmane – Un écho avec les trois filles reproduisant le même recueillement (avec une sourire malicieux magnifique) afin de faire croire à leurs pères qu’elles ne sont pas allés perdre leur virginité aux ruines de Carthage, offre un moment de légèreté assez à l’image du film, je trouve – au même titre que chacune assiste à la procession de la Madone de Trapani.
Il y a de jolies séquences insolites qui réitèrent un peu de l’onirisme nocturne d’Halfaouine, ici dans cette équipée où les garçons regardent à l’intérieur de petits trous secrets dans les murs des maisons pour voir la face cachée du monde : Une vieille actrice qui raconte aux enfants que La Goulette est le centre du monde ; un homme qui découpe des brèves de journaux ; Une femme qui s’entretient avec des amants imaginaires. Apparitions qui semblent aussi lointaines que le monde hors de La Goulette. On se souvient de Noura qui appréciait d’un œil détaché la politique et le monde hors du sien, ici c’est pareil, les jeunes dragueurs qui rentrent toujours bredouilles volent sans cesse l’antenne radio de TSF peut-être pour l’embêter mais aussi inconsciemment afin qu’il ne rapporte pas les mauvaises nouvelles des guerres à venir. Un moment donné Boughedir pose sa caméra devant un cinéma. On y diffuse un film de Youssef Chahine. Un autre Youssef, tiens. De cette séance estivale et nocturne, certains sortent très âpretés, prêt à enquiller sur une deuxième partie de soirée, quand d’autres sont déjà en pyjama prêts à retourner se coucher. On est comme à la maison. Si l’autre monde doit entrer à La Goulette, mieux vaut qu’il le fasse par les voies de la fiction que par celles du réel.
Le dernier plan est merveilleux : Le vendeur de cacahuètes, qu’on apercevait plus tôt se faufiler entre les familles et leurs serviettes, semble dorénavant seul sur cette plage, mais vient proposer ses gourmandises à l’une des seules familles qui est resté (pour combien de temps ?) tandis que dans le fond du plan, un immense cargo (dans lequel toutes les autres familles sont peut-être entassées ?) traverse le cadre. C’est à cet instant, sur cette fin, cet ultime plan que Boughedir nous offre une donnée temporelle – jusqu’ici le récit semblait naviguer hors du temps – et le contexte historique : Un carton final qui nous renseigne qu’on est en 1967 à la veille d’une deuxième guerre durant laquelle juifs et catholiques vont quitter la Tunisie. La Goulette, sa sublime mixité, éden cosmopolite est sur le point de s’éteindre. C’est très émouvant. Et surtout ça donne beaucoup plus de poids à ce personnage un peu fou, accroché à sa radio – car proche de ses amis (La Goulette) mais plus proche encore de ses ennemis (Le Monde) – sa folie, sa peur de la guerre et de la fin de ce monde.
JanosValuska
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le 6 sept. 2019

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