Les fans du Cavalier minimaliste et austère seront sans doute décontenancés par ce film de facture assez classique, si on le compare à Thérèse ou Libera me. Pourtant, le film tient bien ses promesses et s'avère, à la réflexion, pas si banal que ça.


Etrange, bien sûr, l'idée d'inspecter une voie ferrée sur plus de 150 km dans l'espoir de retrouver une disparue : autant chercher une aiguille dans une botte de foin ! Etrange aussi, la relation qu'entretiennent les deux protagonistes, Pierre et sa fille Amélie : elle ne lui dit pas "papa", joue un rôle de séduction envers lui, jusqu'à lui lancer un troublant "le plus simple, ce serait que tu me fasses un enfant" ! Et Pierre lui répond : "faudrait me payer cher pour que je me mette avec toi" ! De nombreuses scènes alimentent cette étrangeté, comme celle où ils dorment ensemble dans une chambre d'hôtel et sont gênés de se déshabiller l'un devant l'autre. Ou la scène finale au restaurant, qui évoque vraiment un dîner d'amoureux.


Mais le plus étrange, c'est certainement Camille de Casabianca, la propre fille du réalisateur. Cette étudiante de 20 ans parvient à faire coexister l'enfant et l'adulte d'une manière étonnante : sa coiffure, son corps, sont encore assez enfantins, sans parler de sa passion pour les pâtisseries - même si celle-ci s'inscrit dans le cadre d'une boulimie pathologique. Mais sa manière de parler est très assurée, son attitude souvent celle d'une adulte. Je me suis souvent dit : "elle joue faux", mais cette diction très particulière finit pas créer une étrangeté qui donne un cachet au film. Voire un charme certain. Il faut par ailleurs souligner sa grande expressivité : on oscille de l'agacement le plus profond (elle est souvent très tête à claques) à un réel envoûtement, dès qu'elle sourit.


Le propos est très autobiographique : Pierre, c'est évidemment Cavalier lui-même, qui évoque là à la fois son angoisse de perdre sa mère et ses difficultés relationnelles avec sa fille. Son métier est aussi un clin d'oeil au goût de Cavalier pour la peinture. Quant au discours anti-marchand d'Amélie, on peut penser que Cavalier exprime là son opinion sur le cinéma, lui qui n'a cessé de revendiquer les bienfaits du manque de moyens. Si l'on ajoute le fait que c'est Camille de Casabianca qui a écrit le scénario, et le fait que Jean Rochefort venait de perdre sa propre mère, on obtient une oeuvre décidément très intime, bien dans la veine, pour le coup, de tout ce que fera Cavalier.


Certaines séquences sont superbes : Amélie vidant méthodiquement le frigo, les lèvres dégoulinant de bouffe ; la même, métamorphosée, allant soutenir son examen à Sciences Po ; Pierre appelant sa mère le long d'une voie, l'écho répliquant sa voix en la déformant (son qui est utilisé pour clore le film) ; les deux marchant le long d'une sorte de gorge, interpellés par un agent de la Sncf qui passe par là ; Amélie mimant (ai-je supposé) un appel en anglais à son amant de New York, devant les trognes éberluées des gens du coin. Moins aimé en revanche la scène où Pierre parle à sa mère la nuit.


Bien aussi le scénario (bravo Camille !), qui ne va pas où on l'attend - même si on comprend vite que cet étrange voyage sera l'occasion pour le père et la fille de se retrouver. Mais nous n'en dirons pas plus, pour ne pas tuer le suspens : retrouveront-ils ou non la grand-mère ?


7,5

Jduvi
7
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le 29 mars 2020

Critique lue 260 fois

Jduvi

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