Un silence
5.8
Un silence

Film de Joachim Lafosse (2023)

Le cercle familial a très régulièrement été mis à l’épreuve par Joachim Lafosse : par le divorce (Nue Propriété, L’économie du couple), la dépendance financière (À perdre la raison) ou la maladie mentale (Les Intranquilles), dans une structure proche de la tragédie aboutissant le plus souvent au pire. Un silence s’inscrit dans la même lignée, à la différence notable qu’il s’agit ici de retranscrire une crise non advenue, qu’on estime ancienne et qu’il s’agit de refouler.

Le noyau familial devient ainsi un bourbier de non-dits, et un défilé de façades où chaque membre fait bonne figure, persuadé que le temps et les illusions feront leur œuvre.


La très longue séquence d’ouverture, cadrant les yeux d’Emmanuelle Devos dans un rétroviseur alors qu’elle conduit, saisit avec intensité ces enjeux : roulant vers un décor sur lequel le cadre ne fait pas le point, la femme va autant de l’avant qu’elle charrie ses démons intérieurs. Toute la première partie du film s’attachera ainsi à visiter cette maison plombée par les silences, l’obscurité des nuits où personne ne semble vraiment dormir : le rythme est languissant, les membres de la famille des comédiens plus ou moins conscients de la partition qu’ils entonnent, plombés par la lente infiltration vénéneuse de la honte.


Lafosse offre toujours des rôles très forts à ses comédiens : Devos est comme toujours excellente, et l’on ne boude pas son plaisir à voir revenir Daniel Auteuil à un niveau digne de son talent : orateur public, autoritaire et dans le contrôle, cherchant à reproduire à domicile cet idéal de maîtrise, cherchant de sa famille un soutien auquel ne répond qu’un terrible silence, qui juge tout en restant complice.


(Spoils à prévoir)

La deuxième partie peut soulever quelques questions en termes d’écriture, notamment sur le fait de faire d’un homme aux pulsions pédophiles l’avocat très médiatisés de familles de victimes du même crime, ou d’ajouter cette crise seconde dans laquelle le fils va tenter d’assassiner son père. Il faut pourtant bien comprendre que Lafosse s’inspire ici de l’improbable affaire autour de Victor Hissel, l’avocat des deux premières victimes de Marc Dutroux, effectivement condamné pour détention d’images pédopornographiques et poignardé par son fils. Cet argument d’autorité pourrait certes justifier les développements, mais il n’en conduit pas moins le film dans une autre direction. La première séquence, où l’on annonce la tentative de meurtre, définit pourtant clairement vers quel événement veut converger le cinéaste. Cette dernière partie, beaucoup plus laborieuse, que ce soit par le jeu ou la symbolique assez poussive de l’alcool et de la drague en boîte de nuit, remet l’événement, c’est-à-dire le fait divers au cœur du récit. C’était pourtant cet impossible après qui faisait réellement l’intérêt de tout ce qui précédait, notamment à travers le personnage central de la mère, reine d’un palais obscur et vicié par l’aveuglement. Les différentes conversations avec son beau frère ou sa fille établissent avec une lucidité glaciale cette volonté de passer à autre chose : « ils ont parlé, il a compris, il a compris », dit-elle ainsi à sa fille à propos des viols commis par son père sur son frère. Une phrase impossible, qui dénie la justice, le trauma ou la mémoire, et qui, à elle seule, explorait tous les enjeux du silence annoncé par le titre.

Créée

le 15 janv. 2024

Critique lue 1K fois

13 j'aime

2 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 1K fois

13
2

D'autres avis sur Un silence

Un silence
Sergent_Pepper
7

Passer à d’autres causes

Le cercle familial a très régulièrement été mis à l’épreuve par Joachim Lafosse : par le divorce (Nue Propriété, L’économie du couple), la dépendance financière (À perdre la raison) ou la maladie...

le 15 janv. 2024

13 j'aime

2

Un silence
bougnat44
5

Un silence ennuyeux

Le sujet, grave et douloureux, de la pédophilie et de la pédopornographie, est saboté par un montage confus, surtout au début, un scénario mal construit qui ne développe pas assez le personnage...

le 5 janv. 2024

12 j'aime

1

Un silence
mymp
4

Le silence des aveux

Un silence, annonce sans chichi le titre qui claque fièrement, sûr de sa puissance toute minimale. Mais, in fine, il sera davantage question ici du poids du silence. Du poids du déni. Du poids des...

Par

le 16 janv. 2024

8 j'aime

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

767 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

703 j'aime

54

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53