Ce film est extraordinaire.


Quand je dis "extraordinaire" je veux bien-sûr dire que ce film est génial, mais aussi qu'il est extra - ordinaire en ce qu'il défi les lois ordinaires qui régissent les films. j


Et j'ai une question : pourquoi, que l'on ait un avis favorable ou défavorable, la plupart des critiques conviennent que si l'on ne comprend pas l'oeuvre, c'est normal car c'est la volonté du réalisateur ?


J'entends beaucoup parler de l'ennui latent et de l'incompréhension qu'il procure alors laissez moi vous donner mon interprétation basée sur une analyse à la fois formelle et scénaristique de l'oeuvre. Bien-sûr, étant une oeuvre ouverte, l'interprétation n'est pas nécessaire à sa compréhension. Elle ne s'appuie pas non plus sur la lecture du roman adapté, et a sa part de subjectivité.


Ce film repose sur une contradiction soulignée dans le titre "Under the skin" : l’intérieur et l’extérieur. Laura (l'alien interprétée par Scarlett Johansson) est un alien qui se cache sous une peau humaine. Sa peau est donc très réaliste et trompeuse, mais en dedans, c'est une masse organique, abstraite et futuriste. Nous retrouvons cette contradiction à travers le dehors et le dedans, la ville et sa maison. Remarquez que les plans de la ville sont quasi-documentaires, sans volonté d'embellir, au contraire... mais que son logis est noir, brillant, abstrait et futuriste. Cela correspond au physique de Scarlett qui, pour une fois semble "normal" et son véritable corps est à l'image de son intérieur, noir et brillant. C'est pour cette raison que Jonathan Glazer choisi d'alterner les modes de représentation : vériste pour le dehors / purement numérique et recréé par ordinateur pour le dedans.
Laura va donc être un point d'observation parfait, une surface par laquelle l'humanité va s'exprimer. D'où la thématique de l'oeil qui se répète et d'où les longues séquences d'errance dans le camion pour observer la ville. C'est alors que Glazer a une idée que je qualifierais "de Génie" : Tourner les scènes de séduction en caméra cachée ! ce n'est donc plus une oeuvre de science-fiction classique mais presque une enquête sociologique.


Puis s'il nous arrive d'avoir du mal à "s'identifier" au personnage de Laura, c'est parce qu'elle ne pense pas comme nous. La puissance du film réside dans sa réflexion sur l'identité. Ce qui peut pécher c'est qu'aujourd'hui et hier d'ailleurs, nous gardons une vision anthropocentrique de l'autre, de la créature, qu'elle soit android ou Alien. (Je vous recommande d'ailleurs une oeuvre écrite par un théoricien du nom de Gilbert Simondon "Du mode d'existence des objets technologiques" qui parle très bien de la vision absurde que nous avons sur ces altérités.) Jonathan Glazer décide de donner à Laura son propre mode d'expression et de penser, ce qui se voit particulièrement dans la scène du bébé. Alors là, souvent, on se demande "pourquoi elle fait ça ?????" Puis on met notre incompréhension sur le compte de "c'est parce que c'est un film expérimental, c'est absurde, il n'y a rien a comprendre". En fait, ce que Glazer nous dit c'est de ne pas traiter cette altérité organique dans un rapport symétrique à nous, qui est la raison pour laquelle on leur adjoint des sentiments et attitudes humaines tels que la compassion, l'amour, la rébellion, l'ambition, ou qu'on imagine que les android vont conquérir le monde et tuer tous les êtres humains.. Cette créature est aussi différente de nous que l'est une chaise, une chèvre ou du sable. Elle a une pensée qui lui est propre et son mode d'expression est essentiellement différent de celui de l'homme. Sa fonction est comparable à celle de l'android dans les films de science-fiction. Cette fonction est celle de l'outil, machine, ou créature, c'est celle d'intermédiaire entre la nature et l'homme (comme l'est le langage ou l'art). En plus elle a une mission et est surveillée de près par un motard, elle est donc asservie, comme les androids qui ne sont qu'un prolongement de la machine industrielle (pensez aux temps modernes, ou à Blade Runner) ce sont nos nouveaux esclaves, c'est pourquoi nous pensons qu'ils vont se rebeller et nous tuer (ex machina).


Le paysage : Il y a quelques décennies, Michelangelo Antonioni parlait de paysage psychique et paysage physique. Ici Jonathan Glazer use de ce même procédé qui est de faire coïncider le paysage psychique (l'état mental) et le paysage physique. Ce procédé peut se lire dans les surimpressions présentes à trois moments dans le film (l'affiche, les gens de la ville en surimpression sur le village de scarlett qui se fond dans une image dorée, magnifique, puis Scarlett dans la forêt). Ces trois effets soulignent l'avancement narratif du film lui même déterminé par le paysage :
Ville : triste, grise, pleine de monde, elle est le prédateur et les hommes ses victimes.
Renversement : la rencontre d'Adam : rencontre avec la monstruosité humaine alors qu'elle est une monstruosité inhumaine, ce moment va donner lieu au procédé de la réflexivité et engendrer la recherche de son identité à travers la quête de son humanité.
La campagne: vide, calme, retour sur elle-même,


va être la proie d'un homme


De nombreux plans démontrent que son visage est filmé à la manière d'un paysage d'expression.


Une quête vers l'humanité
Comme je l'ai dis précédemment, c'est la réflexivité qui va être le déclencheur. Après avoir libéré Adam, les miroirs dans lesquels elle découvre son visage et son corps vont être les révélateurs de sa conscience d'être (référence à la théorie de Freud selon laquelle un enfant n'a pas conscience d'être tout de suite mais au bout de quelques mois comprend que le reflet dans le miroir c'est lui). De même que son aventure avec un homme va aussi jouer un rôle décisif :Freud encore disait que l'amoureux n'était qu'une projection de l'amour que l'on a au préalable sur une surface humaine qui nous renvoi une image positive de nous même. Puis elle va fonctionner par mimesis à partir de ses observations. Pour finir, c'est dans une forêt qu'elle atteindra son humanité par la rencontre du grand méchant loup, la face la plus cruelle de l'humanité.


Ce qui est dommage avec ce film c'est que je pense que beaucoup se ferment en voyant qu'il est classé expérimental. d'autres s'attendent à un film de science-fiction qui respecte les codes du genre. C'est un film qui allie beaucoup de choses en fonction de ce que Jonathan Glazer veut raconter sans limites de genres. Comme Laura, il a son propre mode de pensé et d'expression et ne suit aucune règle, c'est en cela qu'il est novateur.


Bien que j'ai la conviction qu'aucune explication de l'attitude de Laura, de son geste, de sa mission, ou de ses origines soit véritablement nécessaire pour apprécier l'oeuvre, je me suis tout de même fait ma propre interprétation. Je pense qu'il serait intéressant de la percevoir comme une nouvelle forme de prophète :
- Elle vient de l'immensité de l'univers
- Elle est le ciel, la nature, l'humanité (surimpressions)
- anthropomorphisée mais pas humaine
- elle est envoyée sur terre avec une mission particulière que l'on peut voir comme: punir les hommes de leur complaisance envers les femmes (on peut y voir ce que l'on veut)

- Elle tue les hommes dans un liquide = les abysses



Elle rencontre le grand méchant loup qui en langage féerique est l'incarnation du diable elle meurt, brûlée, comme en enfer



  • et pour finir, la fameuse surimpression dont je vous ai parlé, celle des civiles qui se mêlent à son visage et disparaissent dans un fond doré peut évoquer les icônes catholiques.


Cela serait peut-être très intéressant d'analyser la représentation de l'humanité à travers l'oeil prophétique d'un alien. Ce choix de nouveau prophète n'est pas tellement absurde ...


Merci d'avoir lu ce pavé, j'espère qu'il vous a peut être donner matière à réflexion ou envie de le voir ou de le revoir...

PrudenceCastelot
10

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Créée

le 24 oct. 2016

Critique lue 259 fois

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