Faire un film simple sur un sujet compliqué” : c’est avec cette formule juste que Rebecca Zlotowski a résumé sa proposition lors de la présentation de son film à la Quinzaine des Réalisateurs.


Rien de plus délicieux pour un spectateur que d’être transporté là où il ne s’y attend pas. Je suis allée vers Une fille facile à reculons, peu emballée pour des raisons superficielles telles que Zahia Dehar, la robe supra décolletée à paillettes qu’elle portait sur le tapis rouge ou de mauvais échos entendus dans les couloirs. Le film, dès ses premières minutes, m’a prouvé que j’avais tort, et un sourire irrépressible n’a pas quitté mes lèvres de la séance.


Il faudra se laisser aller à une posture sensible pour être touché par un film qui n’est que cela. Pour aller au delà de l’esthétique clivante d’une photographie vintage, à l’ère de la 4K, d’Instagram et de l’image-reine. Pour regarder chez Zahia autre chose que ses parures aguicheuses.


Ces premières fausses impressions font cependant tout l’intérêt du film. Car Rebecca Zlotowski s’en saisit pour incarner ce qu’est le rôle d’un réalisateur : donner à voir. Donner à voir autrement. Gratter avec son regard et sa caméra une réalité pour dévoiler ce qui se cache sous son vernis. Et sous celui de Sofia, le personnage de Zahia, on découvre tout en douceur une jeune femme complexe.


Sofia est escort girl. Cela, on ne nous le dit pas mais on nous le fait comprendre, comme tout le reste - ce qui fait partie des qualités du film, et le distingue d’autres présentés à Cannes cette année, trop explicites ou didactiques. Un été, la jeune femme rend visite à sa cousine Naïma qui vient de finir le lycée et s’apprête à faire face à la vie professionnelle. Elle va l’entraîner à bord d’un monde luxueux, flottant et inaccessible aux plus modestes habitants de Cannes : celui des yachts de millionnaires. Là, Sofia vivra une amourette avec le beau propriétaire brésilien du bateau, pendant que Naïma trouvera un mentor auprès du très charmant Philippe (formidable Benoît Magimel).


Lors d’une scène délicieuse, Rebecca Zlotowski met en abîme ce que son film fait au spectateur. Sofia et Naïma ont été invitées par leurs riches nouveaux amis à un déjeuner en Italie chez une tout aussi riche jeune femme. Un bateau se fait entendre au loin, et Sofia dit que les cornes de brume la font penser à Marguerite Duras. La tablée rit dans sa barbe. L’élégante maîtresse de maison se lance dans une cruelle entreprise : ridiculiser Sofia en lui demandant de citer son oeuvre préférée de Duras. Sofia tergiverse pour expliquer qu’elle ne peut pas répondre. Tout le monde y lit la preuve de son ignorance. Pourtant, Sofia finit par dire “Et bien avant, c’était La douleur, mais aujourd’hui je crois que c’est plutôt L’amant”. Et le ridicule de changer de camp.


Sans ériger le personnage de Sofia en modèle idéalisé, Zlotowski y révèle progressivement une profondeur touchante faite de solitude, de force et de mélancolie. Dans la façon dont sa présence-absence la sépare du reste du monde, dans son physique irréel et son ton ingénu, il y a quelque chose de très nouvelle vague chez Zahia. En cela, le style sixties des images est approprié. Par moments on lui trouverait même des airs de Brigitte Bardot des temps modernes, tout en s’amusant de cette idée.


Lorsque s’achève le récit du souvenir de cet été, on ressort avec la douce ivresse que procure la nostalgie, comme si on avait soi aussi aimé et appris à bord de ce bateau.

elizlp
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le 22 mai 2019

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