Vertigo
Vertigo

Film de Jeon Kye-Su (2019)

Vertigo m'a intrigué par son concept de base qui, il faut bien le dire, est absolument génial : aborder l'angoisse d'une employée dans une entreprise de l'ultra-capitaliste Corée du Sud, au travers du vertige provoqué par les gratte-ciels qui pullulent dans ses grandes villes, donc transposer une angoisse mentale en un mal-être physique causé par une architecture. Difficile d'accoucher d'une idée plus purement cinématographique !


C'est donc assez confiant, quoi que prudent que je me lance dans le film (d'ailleurs grâce aux sous-titres de @Sscrew49 qui m'a aussi permis de me procurer le film parce que je suis pas bien dégourdi, merci et désolé pour cette note du coup). Déjà la réalisation me convainc bien vite, elle est toute en retenue, parvient à se faire discrète, s'autorisant seulement quelques mouvements et effets. Elle sait quand faire durer les silences ; le rythme est contemplatif, mais pas chiant, on s'accorde à la cadence des vies de ces personnages dont ils semblent eux-mêmes être les spectateurs.


Pour ce qui est de l'écriture, le film aussi assure avec brio de ce point de vue là, la protagoniste est touchante, coincée dans cet espace de non-être, dans un boulot qui a pas l'air de beaucoup lui plaire, dans cette relation cachée avec son patron bogosse - qu'elle aime sincèrement malgré que lui semble coincé dans cette logique du travail avant tout -, paumée loin de sa petite ville natale et de sa mère apparemment instable. Là-dessus arrive le laveur de carreaux, que le destin amène souvent à la croiser. Un voyeur un peu socialement autiste, et donc ambigu parce qu'on a du mal à le cerner : d'un côté il semble pas mal intentionné, mais on sent tout de même peser sur lui une certaine détresse affective qui le rend de fait instable, quand il suit la protagoniste, où qu'il regarde une camgirl dans sa chambre


(surtout que si je me souviens bien ladite camgirl s'avère être sa sœur décédée, quand même...)


Des personnages avec de l'épaisseur, une réalisation bien gérée, un récit ancré dans une réalité sociale, que de bonnes choses donc. Mais pourquoi 5 alors ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
Et bien il s'est passé la deuxième heure de ce film, qui reste pour moi incompréhensible. C'est comme si deux personnes différentes avaient décidé de faire un film en travaillant sur une moitié chacune de leur côté et s'étaient rendues compte au dernier moment qu'elles avaient fait deux films complètement différents. La première a réalisé un drame social minimaliste et pudique, l'autre une comédie romantique lourde et putassière.


C'est si flagrant que je suis presque capable de mettre le doigt sur le moment précis où se fait la scission : la séquence de licenciement du patron bogosse, séparée grosso modo en deux scènes. D'un côté on a un plan fixe, large, de l'open space, avec en arrière-plan, exposé à tous à travers une paroi vitrée, le patron bogosse, légèrement penché en avant, en train de faire engueuler par son supérieur ; on n'entend pas, mais on le comprend facilement par sa posture soumise et les geste agressifs du supérieur. Quel plan de génie, parce que sa simplicité rend d'autant plus frappante l'horreur de la situation, complètement humiliante pour le patron bogosse. Tout ce qu'il aura fallu, c'est un plan fixe et une ambiance sonore d'open space calme.


Pourtant 2 minutes après, quand enfin on apprend sa démission et qu'il sort de l'open space, ses cartons en mains, sous le regard de ses collègues, la réal pète un câble. On a droit à tout : les gros plans répétés sur les yeux, les ralentis, la musique triste avec les violons ; finalement la réalisation poussive tue complètement l'émotion et le malaise du moment.


Mais comment est-ce que c'est possible de passer de ce plan sur la paroi vitrée à cette scène grotesque ? C'est pas une question rhétorique, je m'interroge vraiment.


Et malheureusement toute la seconde moitié du film est à l'image de cette séquence. Tout ce qui faisait l'intérêt de la première moitié s'écroule. La mise en scène qui était minimaliste se met à utiliser toutes sortes d'effets de style superflus : les plans avec la caméra fixée sur l'actrice, la colorimétrie qui devient exubérante, les ralentis, les CGI assez laids de la scène de fin, et surtout la musique poussive qui refuse de se taire, et rompt totalement avec le rythme de la première moitié du film en lui donnant un aspect clipesque, gênant car il tue aussi l'émotion (la scène où le laveur écrit sur les carreaux est sans doute l'exemple le plus frappant, tant elle combine tous les problèmes de cette deuxième moitié : lourdeur d'écriture, ralentis et musiques poussives, aucune émotion peut naître de ce genre de scènes)...


Même chose au niveau de l'écriture, où toutes les subtilités et ambiguïtés disparaissent sans prévenir, pour le laveur de carreaux par exemple. Son côté voyeur un peu malsain n'est plus jamais évoqué, en fin de compte c'est juste un bon gars... La question du vertige, qui donne quand même son titre au film, disparaît complètement du récit, avant d'être rappelé en catastrophe pour le final, alors même que c'était sa principale originalité. Et la pression pesant sur les femmes de l'entreprise, notamment la crainte omniprésente du harcèlement sexuel, qui planait un peu toujours sur notre héroïne à travers toutes les conversations qu'elle pouvait avoir avec ses collègues, s'incarne enfin concrètement


à travers le personnage du patron gros, dans une scène tout aussi foireuse que celle du licenciement, à sa manière. C'est réellement dommage parce que jusque là le film intégrait plutôt intelligemment cette problématique à son histoire, mais je trouve cette séquence ci vraiment bête. Le fait que le patron gros en vienne aux mains de manière aussi frontale en particulier me paraît être un aveu d'échec du scénario, qui passe complètement à côté de l'horreur de ce genre de situations dans lesquelles la violence est justement pas physique ou frontale, mais bien plus insidieuse et dérangeante...


On est pas très loin des mecs de Wall Street qui rackettent des prolos dans le métro dans Joker.


Et je passe un peu sur la fin, assez bordélique, j'avoue qu'à ce stade là le film m'avait déjà perdu. Le fait est que Vertigo est vraiment une belle déception ; belle en ce qu'il fait montre à plein de moments d'une grande intelligence et de beaucoup de sensibilité, mais une déception quand même parce que c'est ce potentiel inaccompli qui le rend d'autant plus frustrant. Rien que pour son projet de départ vraiment brillant il vaut tout de même sans doute le détour.

VizBas
5
Écrit par

Créée

le 7 juil. 2021

Critique lue 139 fois

1 j'aime

2 commentaires

VizBas

Écrit par

Critique lue 139 fois

1
2

D'autres avis sur Vertigo

Vertigo
VizBas
5

Where no eagles fly

Vertigo m'a intrigué par son concept de base qui, il faut bien le dire, est absolument génial : aborder l'angoisse d'une employée dans une entreprise de l'ultra-capitaliste Corée du Sud, au...

le 7 juil. 2021

1 j'aime

2

Du même critique

Le Parrain
VizBas
4

L'indéfendable

Je suis un peu fou de m'attaquer à un aussi gros morceau, et j'ai bien conscience que beaucoup de gens s'y appliquerait bien mieux et plus justement que moi, mais je me permets parce que ce que je...

le 9 janv. 2023

11 j'aime

5

’77 LIVE (Live)
VizBas
10

Et La Lumière Fut

Alors que la gentille pop-rock américaine envahit brutalement un pays meurtri par les ravages de la guerre, une résistance se forme, une contre-culture dont la grandeur atteint son apogée un certain...

le 16 oct. 2023

8 j'aime

Avatar - La Voie de l'eau
VizBas
3

Apnée Sensorielle, Noyade Esthétique

Avatar - La Voie de l'eau est un film, malgré ses 3h15, d'une grande densité, dont il est difficile d'appréhender le plus gros des défauts tant ceux-ci s'accumulent dans son déroulé ; mais de manière...

le 22 juin 2023

7 j'aime

2