Un des plus beaux Nicholson. Exactement.

Wolf est un film immensément sous-estimé. Cette ingratitude critique s'explique sans doute par son inclassabilité, Wolf étant à la fois un film d'horreur (pudique), une satire du milieu professionnel (sophistiquée), et un drame romantique (insolite). Les amateurs de films de loups-garous qui s'attendaient à plus d'action et moins de blabla le trouveront trop lent ; les cinéphiles plus attirés par la dimension dramatique seront peut-être repoussés par la grandiloquence un peu vieillotte de l'action ; et peut-être les grands romantiques seront-ils frustrés par une conclusion des plus ouvertes...


Pourtant, avec un tonton de la Nouvelle Vague comme Mike Nichols et un acteur comme Jack Nicholson, et à moins d'être totalement ignorant de ces deux facteurs, il était difficile d'attendre de Loup (mais non, tout ne passe pas mieux en anglais !) de l'action à l'hollywoodienne des 90s du type Underworld, ou de l'horreur de série b à la Hurlements (le mot "loup-garou" ne sera d'ailleurs pas employé une seule fois). En dépit de son titre un peu flemmard, Wolf est un pur film d'esthète, qui, dans la forme, s'approche plus d'un classique comme The Wolfman de George Waggner (1941), ou encore de La Féline de Jacques Tourneur (1942), qui conte certes une histoire de chatte et non de louve, mais les phénomènes et les thèmes sont très semblables (la dualité entre le ça et le moi, par exemple).


Oui, Wolf est avant tout un ravissement esthétique. La photographie de Giuseppe Rotuno, vieux chef opérateur habitué de Fellini et Visconti, confère à l'image des teintes baroques en totale adéquation avec le sujet ainsi que le cadre new-yorkais. Elle magnifie littéralement des acteurs qui assureraient le spectacle à eux tous seuls : d'abord Nicholson, né pour jouer Randall McMurphy, le Joker, et Will Randall (mmmh...) ; ensuite James Spader, über-bôgosse des nineties aussi génial en petit arriviste faux-jeton qu'en bête en chaleur ; pour finir, Michelle Pfeiffer, décidément excitée par ce type de bestiole (cf. LadyHawke), à l'époque grand objet de désir hollywoodien, ici plus belle femme du monde, voire de l'univers, en tout cas dans son hémisphère nord - c'est à peine insister que de l'écrire. Le duo qu'elle forme avec Nicholson autour de deux personnages atypiques et charismatiques est d'une élégance folle (qu'attendre d'autre de la rencontre entre le Joker et Catwoman ?), et leur formidable alchimie fait oublier les vingt-et-un ans qui les séparent. Une alchimie et un talent qui rendent poignante une réplique aussi risquée que "I've never loved anybody this way. Never looked at a woman and thought, if civilization fails, if the world ends, I'll still understand what God meant."


Le pari de l'alchimie n'était pourtant pas gagné, avec un monsieur un peu ringard comme Mike Nichols aux commandes. Le choisir comme réalisateur était étrange, tant ce film déconcerte à l'intérieur de son cinéma, caractarisé par une poignée de grands classiques des années soixante, soixante-dix (Qui a peur de Virginia Woolf ?, Le Lauréat, Catch-22, Ce Plaisir que l'on dit charnel), et par quinze interminables années de films tout au plus sympathiques (Silkwood, Working Girl), le tout restant très, très éloigné d'un projet comme Wolf, voire d'un film de genre tout court. Ce n'était pas un Milos Forman ou un Paul Schrader (voir son remake de La Féline, très mésestimé lui aussi), et sa mise en scène un peu guindée aurait pu tuer dans l'oeuf le potentiel de son sujet et de sa distribution. Bien qu'il se montre des plus prudes quand il s'agit de violence graphique et de mamours à peine plus, il n'en est rien : Wolf déroule son action cynique, crépusculaire et fantastique entre gens de bonne compagnie, dans sa zone de confort. On y tue, mais toujours poliment, le petit doigt sur la couture du pantalon, et c'est complètement fait exprès, raison pour laquelle le spectacle est aussi délectable. Le faux-derche Stewart Swinton, joué par Spader, ou encore le vil magnat Raymond Alden, joué par un Christopher Plummer inénarrablement aristocrate, sont de bonnes illustrations de cette approche cérébrale et racée. La musique d'Ennio Morricone participe elle aussi de cet effet, pour le meilleur et... pour le moins meilleur : aussi peu habitué au genre d'horreur que Nichols, le vieux génie rital livre un score atonal, un peu perdu entre un son jazzy et des notes timidement électroniques, que certains rangeront parmis les gros défauts du film. Mais on peut aussi lui trouver un charme en adhésion avec la mise en scène de Nichols, une cohérence un peu hésitante mais miraculeusement là, et apprécier l'atmosphère qu'elle aide à installer, de toute évidence plus mélancolique et veloutée que terrifiante. Morricone n'avait rien à faire dans le Mission to Mars de Brian de Palma (ni même de Palma, d'ailleurs) ; on sera bien plus magnanime avec le présent film.


Attention : toute positive que soit cette critique, il n'est pas question de nier l'inégalité de Wolf, cent fois plus doué dans le "drama" que dans l'action, à bavarder sur des sièges de velour qu'à égorger des gardes forestiers. La première partie, bourrée de bons mots et de répliques cinglantes ("I'm just marking my territory, and you got in the way", "I'm going to get you Stewart", "I did it the old fashion way, I begged"), exploite merveilleusement l'évolution physique et psychologique de Will Randall à l'intérieur d'une entreprise où tout se joue à couteaux tirés ; c'est comme si les scénaristes avaient entendu la citation française "l'Homme est un loup pour l'Homme", et en avaient tiré un scénario. Un loup en affaires, un loup en amour. La juxtaposition du duel professionnel entre Will et Winston (une sorte de Patrick Bateman avant l'heure) avec le duel à mort qu'ils joueront plus tard sous la forme de loups-garous passe comme une lettre à la poste, sans que l'on ne trouve le mécanisme trop grossier... : les bêtes qu'ils deviennent ne sont que des prolongements de leurs personnalités, Will restant fondamentalement bon, et Winston se transformant en ce qu'il taisait jusque là, un psychopathe homicidaire.


Les scènes d'action sont donc les grandes perdantes du film. A peine plus doué à ce jeu qu'un Mizoguchi Kenji (ok c'est un peu exagéré), Nichols tergiverse, élude, joue la suggestion (l'attaque des voyous à Central Park, toute en ombres chinoises pas très inspirées), quand il DOIT montrer quelque chose, abuse de ralentis à faire passer Zack Snyder pour le nouveau Truffaut (accentuant parfois le ridicule de certains plans, comme Nicholson échappant aux gardiens du zoo - David Schwimmer, yay -, ou encore le bond final de Swinton-garou, cisaille à la main), et tente tant bien que mal de sauver la mise au montage, avec un succès très modéré, car sans grande conviction (voir le griffo-a-griffo entre les deux loups-garous à la fin, tout en gros plans très cut pour faire illusion). Là encore, le charisme des acteurs sauve les meubles, mais in extremis.


Pour autant, bien que le troisième acte soit plus faible que les deux précédents (il a d'ailleurs dû être retourné dans d'obscures circonstances, sentant la pression de studios avides de racolage), il n'en est pas moins divertissant, grâce à son sens de l'humour toujours aussi acéré : voir Stewart Swinton/James Spader passer du demi-mot (préférant planter des poignards dans le dos plutôt que d'assumer sa vilenie) à l'explicite frontal est un spectacle délectable, et la garantie de répliques hilarantes ("George, I'm here to see Miss Alden, George", "My business is pleasure. Does she look like the fuck of the decade or what ?"). On peut aussi mentionner la performance très amusante de Richard Jenkins, inspecteur de police totalement déphasé devant la galerie d'excentriques qui lui passe sous le nez (une jeune héritière méfiante de la flicaille, un cadre au charme étrangement animal...). En d'autres termes, même dans ses moments les moins inspirés, Wolf a toujours quelque chose à offrir, tantôt sur un plan esthétique, tantôt en termes narratifs. Et puis, voir Michelle Pfeiffer fuir un loup-garou en jupe relativement courte devrait suffire, bordel.


Il est dommage que Wolf se soit planté au box-office américain. D'abord parce qu'il méritait une bien meilleure considération, ensuite parce que son échec n'a sans doute pas aidé la carrière de Mike Nichols, qui a enchainé dans les années 90 avec deux navets (The Birdcage, What Planet are you from ?) et une pseudo-comédie politique (Primary Colors), puis est a réémergé de l'anonymat avec le surestimé Closer (2004) pour y ressombrer avec l'échec du mauvais La Guerre selon Charlie Wilson, son dernier film en date (2007). Après ce film et The Crossing Guard, le grand Jack ne pourra plus jouer que des vieux, Michelle Pfeiffer ne retrouvera qu'une poignée de bons rôles dans des bons films (Apparences de Zemeckis, Sam Je suis Sam, Stardust), et James Spader commencera à prendre du poids (après Crash, tourné deux ans plus tard, plus rien ne sera comme avant). Hop, une raison de plus d'apprécier ce qu'on a.

ScaarAlexander
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le 14 sept. 2013

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Scaar_Alexander

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