Est-il une filmographie moins technologique, moins cybernétique et moins robotique que celle de Woody Allen ? Cinéaste particulièrement actif et régulier (sortant en moyenne un film chaque année, et ce depuis ses débuts en 1969 avec le très drôle Prends l’oseille et tire-toi), Woody Allen est principalement connu pour ses nombreuses comédies sophistiquées, son humour destiné en priorité à la bourgeoisie intellectuelle, sa verve de dialoguiste peuplée d’aphorismes en tous genres, sa névrose liée à la sexualité et sa ville-muse (New York) qu’il filme inlassablement. Ainsi, les aficionados du geignard à lunettes le (re)connaissent surtout pour ses classiques que sont le très personnel Annie Hall, le grandiose Manhattan, le sobre Hannah et ses sœurs ou, plus récemment, l’excellent Match point. Au programme, le plus souvent : des érudits new-yorkais brassant leurs références culturelles au détour d’une galerie d’art contemporain, une bande-son jazzy comme surgie d’un crincrin rétro, des couples interchangeables d’un film à l’autre et prisonniers de leurs frustrations libidineuses et, enfin, un amour inconditionnel pour le cinéma européen (Ingmar Bergman surtout, mais aussi Fellini et la Nouvelle Vague).


A priori, machines douées de raison, inquiétants vaisseaux spatiaux, ordinateurs géniaux et autres visions futuristes semblent totalement étrangers au cinéma allenien… Seul un film, assez méconnu et a fortiori pratiquement anecdotique dans son parcours de cinéaste, ose affronter directement le genre de la science-fiction : le dispensable et complètement ringard Sleeper (sorti dans les salles françaises sous le titre Woody et les robots). Ancré dans la période burlesque d’Allen, Woody et les robots est son quatrième long-métrage et le premier dans lequel l’acteur-réalisateur voyage à travers le temps : deux ans avant de faire un bond dans le passé au cœur d’une Russie tolstoïenne (dans le joyeux Guerre et amour, film le plus abouti de sa première période) et dix ans avant de reconstituer le vrai-faux destin de l’insaisissable Zelig dans son docu-menteur du même nom (le plus atypique des films d’Allen revisitant, de manière surprenante, la première moitié de l’Histoire du XXe siècle), le cinéaste s’amuse à se projeter en l’an 2173, soit 200 ans après la sortie du film dont il est ici question.


Incarnant un clarinettiste et diététicien bénévole du nom de Miles Monroe (cryogénisé à son insu), le réalisateur porte ici le slapstick à son paroxysme. Mais avouons-le tout de go : Woody et les robots est un ratage comique intégral, peinant à faire sourire et plus encore à faire rire. Il est évident qu’Allen n’a jamais eu autant la main lourde qu’avec ce film en matière de burlesque : le réalisateur y glisse littéralement sur des peaux de bananes géantes, s’envole dans une combinaison gonflée comme un dirigeable, déglutit et fait la grimace avant de gesticuler comme une marionnette… Saugrenu avant tout, Woody et les robots est donc un film à part dans le cinéma allenien puisqu’il s’agit également de la seule proposition futuriste de son auteur à ce jour.


Présenté comme une contre-utopie dérisoire et chaleureuse, Woody et les robots est à la science-fiction ce que la saga des Gendarmes de Jean Girault est à la comédie : une farce grossière de mauvais goût qui tombe résolument à plat, embarrassée d’une esthétique tout à fait tarte et d’effets visuels surannés. Comme il n’y a rien de plus ridicule qu’une comédie qui ne fait pas rire, il va sans dire qu’il n’y a rien de plus ringard qu’un film de science-fiction qui a mal vieilli. Woody et les robots, 40 ans après sa sortie, confirme cette terrible vérité : pas drôle et poussiéreux, il se regarde dans la plus constante des indifférences.


Et les robots dans tout ça ? Franchement, Woody et les robots est plutôt chiche en la matière : nos gentilles machines adorées sont plus que rares sur les 85 minutes du film puisque nous n’en verrons qu’à trois reprises. Il faut attendre un bon quart d’heure pour que le premier androïde vienne faire coucou au spectateur, une heure avant que deux d’entre eux taillent une bavette fugace au sujet de la mode vestimentaire du futur, et tenir enfin jusqu’aux cinq dernières minutes pour entrevoir le cousin germain du Hal 9000 de 2001 (le minimum syndical, quoi). Sinon, quelques outils technologiques tentent vainement de redresser la barre de cet énorme bibelot : voitures avec des balais-brosses en guise d'amortisseurs, hélices automatiques pour parodier Léonard de Vinci (la Comédie érotique d’une nuit d'été n’est plus très loin, comprenne qui pourra !), ou encore confessionnal électronique auquel on doit le seul passage un tant soit peu amusant du film.


On a surtout l’impression qu’Allen a davantage cherché à robotiser l’Homme qu’à faire l’inverse, principalement autour du personnage de Miles. On pense à Jacques Tati pour le design des décors, leur abstraction géométrique, et pour les relations purement fonctionnelles liant les personnages dans une absurde modernité consumériste (Playtime, et surtout Mon oncle, viennent à l’esprit), mais aussi à Truffaut (les uniformes noirs des miliciens ne sont pas sans rappeler le costume d’Oskar Werner dans Fahrenheit 451, autre film d’anticipation). Par ailleurs, certains classiques de la littérature contre-utopique sont parfois cités. 1984 bien sûr (Woody et les robots reprend la dimension totalitaire et la politique des écrans-contrôle, l’Homme n’étant plus qu’une machine vue par une autre machine), mais surtout Le meilleur des mondes (le personnage de Luna, interprété par Diane Keaton, renvoie à la caste supérieure des Alphas du roman d’Aldous Huxley, principalement dans sa quête d'un bonheur immuable, absolu et permanent).


Ainsi, "l’orgasmatron" du film fait écho aux machines euphorisantes et à la féminité pneumatique décrites dans Le meilleur des mondes ("Je suis un opérateur manuel", s’indigne Miles lorsque Luna l’invite à la rejoindre pour "accomplir l’acte d’amour"). Enfin, Stanley Kubrick est explicitement cité, Allen reprenant l’effet génial de son odyssée spatiale : en plus d’un matricule similaire à celui de Hal 9000 (Janis 414 d’un côté, Bio 2100 de l’autre), l’idée d’un œil omniscient et d’une voix à la fois placide et distinguée est réutilisée comme attribut significatif des robots du film. Mais c’est moins 2001 que sa réponse consécutive dans la filmographie de Kubrick qui transparaît dans le film d’Allen : ainsi, Miles subira plusieurs transformations dans le monde du futur et ira jusqu’à perdre son intelligence émotionnel pour devenir, littéralement, une "orange mécanique". Répétons-le : Allen a choisi de déshumaniser l’Homme plutôt que de sensibiliser ses quelques timides androïdes, faisant la part belle à sa figure légendaire de loser malicieux.


Woody et les robots, accompagné d’un bon vieux morceau de ragtime racé Big Apple, rend compte une nouvelle fois des limites d’adaptation de son personnage à un genre, de son ego à un nouvel univers, celui d’un gagman issu des plateaux de télévision brutalement lâché en pleine jungle futuriste. Et c’est raté. Voilà donc comment Allen consacre son temps de réflexion avec nos amis les robots : en les assimilant à de vulgaires gadgets superficiels, à des coquilles vides juste bonnes à jouer les domestiques. L’intérêt principal de Woody et les robots, c’est avant tout et uniquement Allen (comme souvent chez lui). Moins technologique et moins robotique, tu meurs !

stebbins
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le 15 août 2018

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