Ignorance, clairvoyance, extra-sensibilité au monde et folie

Herzog et les inadaptés sociaux, en apparence ou en termes implicites, c'est une histoire qui s'étale sur cinq décennies et qui s'enrichit dans de nombreuses directions, dans un mélange de continuité et de renouvellement, à chaque nouvelle œuvre de sa filmographie. Il faut du temps, de la patience, et pas mal de volonté (sans pour autant parler d'abnégation) pour que cette vision d'un rapport au monde quelque peu complexe finisse par infuser un tant soit peu naturellement. Être familier avec la façon de faire du réalisateur allemand, avec ses lubies et ses obsessions, constitue un passif qui aide beaucoup, en ce qui me concerne tout du moins, dans l'appréciation de son œuvre et dans la perception du sens calfeutré derrière un style qui peut parfois rebuter. D'ailleurs, plus j'avance et plus je constate l'évidence : devant une œuvre aussi conséquente, aussi cohérente, aussi riche, il faudra sans doute reprendre l'ensemble à ses débuts, une fois terminé une première fois, pour mieux en percevoir les contours, la logique, l'évolution chronologique et l'étendue des expérimentations.


Woyzeck, donc, est un type de personnage récurrent dans la filmographie de Werner Herzog et rappelle fortement, au hasard, le Kaspar Hauser du film qui porte son nom. La première séquence en fait un portrait cru, celui d'un soldat vraisemblablement idiot ou du moins ostensiblement simplet, soumis aux ordres et étalant un ridicule presque gênant. Et tout le reste du film, suite aux premières séquences introductives, s'attèlera à une tâche colossale : démontrer l'inverse, ou plutôt montrer, suggérer, rendre perceptible le fait que l'on a non pas affaire à un fou, comme les apparences l'induisent de toutes leurs forces, mais à un être d'une incroyable conscience, à la frontière de la prescience, et d'une hauteur sans doute bien supérieure à tous les personnages, médecin, capitaine, tambour-major et autres nantis qui l'entourent et se gargarisent de leur prétendue supériorité.


Woyzeck, semble-t-il, fait partie de ces hommes en état de souffrance permanente devant un monde qu'ils ne parviennent pas à appréhender et devant une société qui ne les comprend pas, qui ne leur offre aucune prote de sortie. Leur désespoir est habituellement perçu comme une forme de bêtise et entraîne une réaction hostile de la part de leur environnement social. Leur empathie démesurée avec le monde dans ces conditions extrêmes les conduit à la solitude, et l'incompréhension générale que suscite une telle forme de clairvoyance mène à la folie puis à la mort.


Le style Herzog est encore une fois parfaitement reconnaissable, avec une phraséologie et une verbosité typiques, presque théâtrales, laissant libre cours à des soliloques aussi nombreux que variés et surprenants. C'est sans doute la première barrière à laquelle on se heurte quand on affronte les films de ce style dans la carrière de Herzog. Une fois cet obstacle franchi, la peinture de la souffrance humaine peut enfin délivrer son électrochoc. Cette folie extra-lucide (ou cette clairvoyance démente, on ne saurait pas vraiment dire) dessine peu à peu les barreaux d'une prison sensible pour ces personnages enfermés dans leur souffrance incommunicable, dans une existence qui ne leur renvoie que l'image du vide et de l'absurdité de leurs semblables (par ailleurs convaincus de la même chose, en miroir, à l'égard de ces "fous").


La dernière séquence de Woyzeck, presque irréelle, au bord de l'eau, dans un intense moment de désespoir noyé dans le vert sombre et le bleu de la nuit, entérine radicalement cette incompréhension du monde. S'abstraire du monde, volontairement ou involontairement, semble être la seule solution face à la violence d'une telle antinomie. Extra-sensibilité lucide et insensibilité incapacitante sont à jamais irréconciliables.


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le 4 juil. 2017

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