Revisite du mythe de l'aveugle au sabre

Après Dolls, il s'agit de la seconde fois que Kitano s'illustre dans la tradition japonaise, et il réussit de nouveau à conjuguer l'ancien et le moderne, ici dans le chambara, tout en distillant son style par petites couches. Ainsi, loin de nous refiler un remake de la célèbre série Zatoichi, que j'aime beaucoup par ailleurs, Kitano nous livre une oeuvre plutôt atypique n'ayant presque aucun rapport avec les originaux. Que nous ayons vu ou pas ces derniers, cela ne fait donc presque aucune différence.


La séquence introductive est un véritable condensé de ce qu'on trouve dans le genre : combats au sabre secs et ensanglantés ; deux individus mystérieux en quête de vengeance ; un samouraï sans maître qui met son talent au service du plus offrant (pour sauver sa femme, et on l'apprend au fil du récit, par sentiment d'infériorité) ; et enfin un clan super-puissant qui profite de la faiblesse des paysans pour s'enrichir sur leur dos. Mais une chose m'a frappé : Zatoichi est placé à l'arrière-plan comme un personnage secondaire. Et contrairement à l'original, ses tourments moraux ou existentiels sont totalement absents, seule sa capacité sur-humaine au combat est mise en valeur, le transformant ainsi en véritable machine à tuer (même s'il reste du côté du bien). En fait, la dimension dramatique repose entièrement sur les deux mystérieuses geishas et le ronin, qui nous offrent des moments très touchants. Tout comme les personnages "classiques" de Kitano, ils marchent par paire, partageant ainsi un destin commun, et leur souffrance semble incommunicable, vouée à l'errance (finalement comme "l'ancien Zatoichi"). On va donc plus loin qu'une simple relecture de l'original, et c'est même tout le genre du chambara qui s'offre à nous, marqué par la griffe de Kitano. Comme autres personnages "classiques" de ce dernier, je pense notamment au fou qui court partout avec sa lance pour se préparer à une guerre qui n'existera jamais, et fait écho à l'absurdité de de toute cette violence qui résulte de l'art du samouraï, où la farce n'est pas bien loin, et au sidekick comique qui essaie de tout faire comme Zatoichi et ses compagnons (jeu de dés, sabre, maquillage de femmes). Grâce à ce dernier, on retrouve les petits jeux débiles de Kitano. Par ailleurs, ce n'est pas très appuyé, mais les incursions de l'enfance renvoient à une violence latente qui semble se faire l'écho de celle des adultes (la mise à tabac de l'épouvantail).


Puis formellement, c'est assez original pour le genre, comme cette manière de filmer durant certains combats, en faisant un arc de cercle de manière à épouser le mouvement des sabres et à distinguer progressivement le vainqueur et le perdant. Ensuite, si leur violence graphique faisant usage d'un sang numérique m'avait gêné la première fois, je la trouve finalement utilisée de manière inspirée et stylisée comme dans les mangas, et fait même suite au travail effectué dans Aniki mon frère. Une violence qui joue aussi beaucoup sur la lisibilité de l'impact des sabres dans la chair. Par contre ce qui pose encore problème à mon sens, ce sont les sabres qui semblent parfois flotter à travers les corps. Ensuite, la manière dont la musique (pour la première fois composée par Keiichi Suzuki, plus connu pour ses B.O. de jeux-vidéo) se marrie aux sons de la vie quotidienne ou des jeux est assez étonnante, rapprochant ainsi certaines scènes d'une comédie musicale. Une utilisation du son qui sera illustrée à son maximum lors d'un spectacle final qui tranche avec le ton général du film, mélange de tap dance et de numéros plus traditionnels.


Bref, contrairement à 13 assassins de Miike, je trouve que Kitano parvient brillamment à éviter le piège de la redite par rapport à son modèle. Il nous offre un divertissement efficace, faisant appel à des références classiques (par exemple la fête finale et le combat sous la pluie qui font penser aux 7 samouraïs) tout en prenant à contre-pied les attentes du spectateur avec des variantes pop et des storylines qui dérivent du schéma traditionnel. Et je n'ai pas parlé des nombreux intermèdes de jeux folkloriques qui rajoutent à l'atmosphère. A ce sujet, T. Kitano raconte qu'il voulait vraiment mettre en valeur le talent artistique de chacun. Il ne faut pas oublier que le chambara est propice à l'exaltation de l'art (d'ailleurs les anciens Zatoichi en font souvent mention), ce qui donne ici un film profondément multiforme. Un indispensable pour tout amateur du genre.


Bref, se démarquant assez fortement de son modèle tout en reprenant ses grandes lignes, T. Kitano signe un chambara à la fois classique et moderne, doté d'une patte artistique imparable.

Créée

le 19 avr. 2017

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Dun

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