Gilliam et la dystopie du XXIe siècle

Zero Theorem est le troisième chapitre de la trilogie orwellienne de Gilliam (c’est lui-même que le dit), après Brazil et L’Armée des douze singes. Malheureusement, il n’a pas connu le succès d’estime de ses prédécesseurs. On lui reproche grosso modo de manquer de structure, d’être conceptuellement bordélique et d’échouer à intéresser le spectateur. Je crois que ces trois critiques sont infondées et qu’elles voilent l’intérêt principal du film : passer le cap du XXIe siècle pour s’intéresser à de nouvelles formes dystopiques. Attention, ça va spoiler (de toute façon l’intrigue est au service de la philosophie que Gilliam instille dans son film et ne prétend donc à aucun suspens).


Commençons par une défense de Zero Theorem et de son message : le film ne possède-t-il vraiment aucune ligne rouge ? Eh bien si, une structure se dégage autour de la recherche de signification existentielle. D’un but final de la vie, de l’univers… Les personnages de Leth, de Bob, de Bainsley et même de Management cherchent une justification à l’existence tout au long du film. Ce qui peut paraître frustrant c’est que Gilliam ne donne pas vraiment de réponse à la question qu’il ne cesse de poser… enfin, soyons plus juste : il offre plusieurs réponses possibles. D’abord celle de Management, une réponse profondément égoïste. Peu importe, après tout, que l’univers soit fruit du hasard ou non, c’est le pognon (et le pouvoir) qui compte. Ensuite, la réponse de Bainsley, la fuite sentimentale que Leth refuse (ce refus est, à mes yeux, la clé de voûte du film, je vais y revenir). Enfin, la réponse suggérée de Leth – je dis, « suggérée », parce que la fin est vraiment très interprétable, j’ai choisi une lecture qui n’est pas la seule possible – c’est-à-dire la fusion avec le réseau et l’ersatz.


Arrêtons-nous là-dessus une seconde : le bonheur de Leth et son humanité même (puisqu’il semble complètement coupé des autres au début du film) renaissent pendant ses escapades sentimentales et sexuelles sur la plage virtuelle de Bainsley, où le soleil est figé à l’horizon dans un éternel crépuscule. Or, à un moment du film (pendant sa sortie avec Bob, je crois) on aperçoit en fond une publicité pour le même environnement virtuel paradisiaque. Ce décor apparaît pour ce qu’il est : une illusion, un produit marchand. Cela sera confirmé par l’éjection de Leth quand il remettra en cause l’hégémonie de Management et par le passage de la plage au trou noir (quand Bainsley lui demande d’imaginer une destination) puis du trou noir à la plage (à la fin). Ce que Leth semble réaliser, pour finir, c’est que la seule réponse, c’est l’ersatz, le réseau, le virtuel – donc une réponse dystopique d’un nouveau genre, plus insidieux que l’autorité verticale classique. Voilà, je crois, le cœur du message de Zero Theorem : dans un univers où tout est illusion (publicité, mercantilisme, égoïsme, etc.), la révolte n’est même plus imaginable. Voilà pourquoi Leth refuse de fuir avec Bainsley alors que cette escapade était justement la solution (fantasmé pendant la torture) de Brazil et qu’elle était aussi la continuation logique des événements de L’Armée des douze singes. Leth n’a même pas la liberté de prendre cette décision. La domination ne passe plus par la contrainte directe, toujours théorique dans le film, mais par une disparation du sentiment de liberté tout court. Je dois cependant reconnaître que la fin est terriblement ambiguë. Leth soulève le soleil, il contrôle cette virtualité… encore une illusion ? Ou un message sur le potentiel libérateur d’internet et des réseaux une fois que nous y serons complètement intégrés ? Je laisse la porte ouverte.


Le film, en tant que film, n’est pas exempt de défaut. Le dernier tiers souffre d’une accélération assez mal gérée et l’un des événements majeurs de l’histoire, la destruction des caméras par Leth et sa tentative de protégé Bob, demeure trop obscure – pour moi c’est le signe que le mal dont souffre Bob ne peut être guéri que dans un espace déconnecté et du coup sacrilège comme c’est sous-entendu dans un dialogue. Mais ses qualités l’emportent largement à mes yeux : les acteurs sont très bons, surtout Mélanie Thierry et Christoph Waltz. J’avoue avoir vraiment bien aimé l’incarnation de Management par Matt Damon grimé au point de le rendre difficilement reconnaissable. Le plus gros point fort est le « retour esthétique » de Gilliam qui arrive à faire honneur aux délires de son imagination à travers le décor et les effets spéciaux. Brazil a quand même salement vieilli à ce niveau-là…


Gilliam offre une très belle réflexion sur les modes de contrôle propre à notre époque – ce que ne voient pas les tenants du « ce sont des thèmes complètement éculés », c’est que, justement, le côté crépusculaire et brumeux vient de cette forme de pouvoir dissipé, très foucaldienne. Il y a des tas d’autres choses que je pourrais aborder, la symbolique des noms, l’inspiration pythagoricienne, ou encore l’utilisation de cette reprise de Creep qui tient tellement bien dans la tête que je l’écoute en écrivant ces lignes. Mais tenons-nous-en à l’essentiel : le film prend tout son sens une fois inscrit dans la trilogie orwellienne de Gilliam. Brazil présentait un totalitarisme vertical, certes absurde dans sa bureaucratie, mais d’une logique froide pour contrôler les individus. L’Armée des douze singes s’intéressait à une autre forme de contrainte, celle du temps, de la boucle, du destin. Zero Theorem essaye de réfléchir à une nouvelle méthode de gestion de nos vies : nous faire croire que nous les gérons nous-même… Peut-être le fait-il un peu plus maladroitement que ses prédécesseurs mais je pense que son message prendra plus de sens avec le temps qui passe.


En une phrase : beau, profond, troublant même sans la maestria d'un Brazil.

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le 24 juin 2015

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smiree14

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