Vous ne le saviez peut-être pas mais le Zombie de George A. Romero tel qu’on a pu le voir en Europe au moment de sa sortie (et longtemps en DVD) est un montage différent de la version américaine, connue là-bas sous le titre autrement plus cohérent de Dawn of the Dead (1).


Et pour cause : Dario Argento, co-producteur du film et détenteur des droits d’exploitation pour l’Europe, avait négocié avec Romero la supervision d’un montage différent selon les territoires, soi-disant pour s’adapter aux goûts des locaux. Si la version Argento est excellente, celle de Romero n’en est pas moins intéressante et donne à voir un film vraiment différent. Eléments d’explication.


Revenons quelques années en arrière : après l’énorme succès de La Nuit des Morts-vivants (Night of the Living-dead), George A. Romero a rapidement cherché à lui donner une suite. En vain. Près de cinq années plus tard, lors de la visite d’un mall flambant neuf, l’attraction du coin, l’idée qui sera la base du long-métrage prend forme : et si les survivants allaient se réfugier dans un gigantesque centre commercial et tenter de commencer une nouvelle "vie" ? Il lui faudra cinq années supplémentaires pour mener à bien le projet Dawn of the Dead. Et c’est en partie grâce à Dario Argento, son frère Claudio et son associé Alfredo Cuomo que le film a pu voir le jour : les italiens apportèrent la moitié du budget, séduits par le projet et les précédents films de Romero. Le deal comportait des clauses très spécifiques : en plus d’être producteurs du film, les trois italiens ont demandé les droits d’exploitation du film pour l’Europe – territoire pourtant hyper-favorable à Romero – ainsi que le droit d’effectuer un remontage du film pour ce territoire. C’est également un collaborateur proche d’Argento qui s’est occupé de la musique, le groupe Goblin, en charge de la quasi-totalité des musiques des films d’Argento.


La vision d’Argento est résolument tournée vers l’action : il a resserré les intrigues entre les personnages et supprimé des scènes considérant qu’elles nuisaient au rythme de l’ensemble. Ce sont surtout des scènes d’interactions entre les personnages, servant à les caractériser : il a notamment coupé la rencontre entre les deux groupes de protagonistes au début du film. Dans la version Argento : Stephen et Fran se retrouvent dans un studio de télé, tandis que Roger et Peter font partie d’un assaut dans un immeuble. Les quatre se retrouvent dans le même hélicoptère sans l’ombre d’une présentation alors que Peter est étranger au groupe des trois autres, que le dialogue indique être des amis. Dans la version Romero, le départ en hélico est beaucoup plus long : on assiste à des scènes de pillage (par un policier un peu simplet !), nous montrant un peu plus l’état de délabrement du monde extérieur. L’ambiance de fin du monde y est nettement plus forte. Surtout, on assiste à la rencontre entre Peter/Roger et Fran/Stephen qui, si elle n’apporte pas grand chose à l’action, permet de situer les relations des personnages et de rendre Peter plus ambigu que chez Argento : dans cette dernière version, Peter est perçu comme un surhomme, infaillible et foncièrement bon. Romero nuance largement cette impression. Ce que le début du film perd en rythme effréné, il le gagne en caractérisation des personnages et en ambiance apocalyptique.


Argento raccourcit également la scène où ils posent leur hélico pour faire le plein : une image très connue à l’époque montrait un zombie se faire ratiboiser le haut du crâne par une pale de l’engin. Scène parfaitement absente dans le Zombie européen. De même que l’exploration des alentours (un hangar et un bureau) subit des coupes drastiques, malgré son côté "action" : chez Romero, Stephen multiplie les bourdes vis-à-vis de Peter – il manque de le tuer par accident… deux fois – et son attitude envers Fran, sa compagne, est plus trouble : ce n’est pas le petit couple parfait qu’Argento essaie de nous vendre. Là encore, Romero apporte une nuance dans un groupe où les rôles sont parfaitement définis dès les premières secondes chez Argento. C’est peut-être plus lent (quoique…) mais cela permet de nous attacher un peu plus aux héros du film – et de détester un peu plus Stephen. Argento a également coupé de nombreuses scènes humoristiques sous le prétexte fallacieux que les européens ne les comprendraient pas (sic)…


Si la suite des évènements est à peu près similaire dans les deux versions (la découverte du mall, le nettoyage de l’intérieur), on note une certaine emphase sur les gros plans et un montage plus agressif – des plans plus courts – dans Zombie plutôt que dans Dawn…, caractéristiques du style Argento. Les prochaines coupes interviennent quand le rythme se calme un peu : après avoir barricadé le centre commercial, s’être débarrassé de tous les visiteurs indésirables, les survivants s’installent tranquillement, recréant un intérieur d’appartement avec le mobilier qu’ils trouvent dans les magasins. Une nouvelle vie commence… Sauf qu’entre temps Roger s’est fait mordre et que Fran a annoncé qu’elle était enceinte. Chez Argento, tout va très vite : ils sont installés, OK, c’est cool mais ils ne vont pas rester tranquilles longtemps. Roger meurt, revient et remeurt. Des pillards les repèrent et compromettent la sécurité de leur abri. Chez Romero, l’agonie de Roger dure longtemps et elle s’apparente à une régression vers l’enfance (2). De plus, le personnage de Fran s’affirme nettement, revendiquant régulièrement son statut de membre "actif" du groupe : ce que la version d’Argento oblitère sournoisement, faisant de Fran la "reloue" du groupe. La manifestation d’une mysogonie de la part d’Argento devant ce personnage féminin aux antipodes de ses victimes faciles et généralement peu vêtues ?


Pour finir, je dirais que la version Romero me paraît largement supérieure à celle d’Argento, plus sensationnaliste et agressive dans son traitement de l’action : le montage de Romero est posé, ce qui lui permet de prendre le temps d’exposer les enjeux, de caractériser les personnages et le recours à la partition des Goblins (qui participe grandement au charme des deux versions) se fait moins systématique. L’impression de choc visuel est moindre, mais la tension est plus insidieuse : paradoxalement, l’aspect apocalyptique est mieux rendu chez Romero, qui s’attarde sur le monde extérieur avant de plonger ses personnages dans le huis-clos du mall. De même, la fièvre débilitante qui s’empare de Roger après sa morsure est également plus dérangeante que l’agonie brutale choisie par Argento : l’idée d’une régression infantile chez un adulte fait évidemment penser à la vieillesse, la "zombification" apparaissant alors comme un vieillissement accéléré. L’affirmation du personnage de Fran et le détail de sa relation "en fin de vie" avec Stephen (qui passe beaucoup plus pour un trouducul chez Romero) paraît d’autant plus logique que ce dernier finit par trépasser alors qu’elle survit aux côtés de Peter. Bref, la version de Romero est plus cohérente, attentive à ses personnages et dénuée de sensationnalisme dans ses scènes gores : il s’agit là du "style Romero", l’exact opposé de celui d’Argento – l’absence d’intrigue amoureuse ou d’érotisme racoleur en faisant aussi partie. Ce qui rend leur collaboration sans anicroches d’autant plus incroyable : deux artistes aux visions aussi différentes auraient très bien pu se bouffer continuellement le bout du nez, risquant la qualité finale du film. Heureusement pour nous, il n’en est rien et les deux versions sont d’excellents films : le sous-texte et la charge politique sont néanmoins beaucoup plus fort chez Romero, évidemment…


Les deux versions du film sont disponibles dans le coffret La Trilogie des morts-vivants, aux côtés de : La Nuit des morts-vivants, Le Jour des morts-vivants et une flopée de bonus pour chaque film. Dawn of the dead est le mieux loti de ce point de vue puisqu’il propose un série de modules comprenant Documents of the Dead, un making-of réalisé en plein tournage du film (le réal’ du docu apparaît comme un walker entartré) et de courtes vidéos sur les effets spéciaux et le montage. Concernant la version estampillée "Romero" dans le coffret (et c’est là que cela devient un peu compliqué) il ne s’agit pas vraiment du director’s cut, celui s’approchant au plus près de la vision de Romero : c’est une version d’exploitation américaine restaurée, plus longue de quelques minutes par rapport à la version Argento. Le "vrai" director’s cut, lui, culmine à 2h19 mais il est malheureusement introuvable sur des supports actuels… Ou légaux wink-wink.


(1) Après la nuit (des morts-vivants) vient l’aube ("dawn"), c’est bien connu. Ce qui est d’autant plus cohérent que ni Romero ni ses personnages n’emploient jamais le mot en "Z" pour qualifier ces créatures cannibales : dans la version originale, ils les traitent de "walkers", "creeps" ou "dumbfucks" pour les plus vulgaires. Ou ils font tout simplement référence à eux par "them", soit… "eux".


(2) Dans le film suivant, Day of the Dead, cette idée sera reprise mais dans l’autre sens : l’un des personnages essaiera de "domestiquer" un zombie en lui apprenant des principes basiques comme on le ferait avec un bébé : reconnaître des objets, faire comprendre la relation de cause à effet… Bon, on reste dans un film d’horreur, il n’y aura évidemment pas de happy end avec des humains et des morts-vivants qui marchent main dans la main vers un avenir radieux. Le mort "intelligent" se souviendra même de comment utiliser un pistolet pour se débarrasser du méchant de l’histoire. Ce qui ouvre la voie à Land of the Dead où un walker plus dégourdi que la moyenne se révèle être le leader d’une insurrection des morts-vivants, passablement vénère du traitement réservé à ses congénères par les humains à sang chaud.

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le 16 sept. 2013

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