L’équipe de Quantic Dream m’a fait découvrir en 2005 un genre que l’on pourrait qualifier de “jeu narratif”, avec son Fahrenheit. Toujours un OVNI aujourd’hui, le titre misait avant tout sur la narration et la mise en scène, et n’usait que de très peu de mécaniques de gameplay (dont des QTE) pour raconter son histoire. C’était très imparfait, mais ça m’avait mis une claque malgré une histoire décevante.
Depuis le genre s’est popularisé, même s’il reste très marginal. Les point & click tendent d’ailleurs dernièrement à se rapprocher des jeux narratifs, via les expérimentations de TellTalesGames. Si David Cage et son équipe pouvaient miser sur la surprise et la différence pour rencontrer le succès (comme ce fut le cas avec Heavy Rain), il en faut beaucoup plus aujourd’hui à une heure où l’exigence est bien plus forte de la part des joueurs. Dans ce contexte, que vaut Beyond : Two Souls ?

Je passerai sur le débat du « est-ce un jeu ou est-ce un faux film ? » que je trouve assez stupide. Oui c’est un jeu, c’est ainsi. Même s’il emprunte au cinéma, il obéit aux codes des jeux narratifs. Pourquoi ? C’est simplement car la dimension de « jeu» permet de s’impliquer bien plus facilement dans une histoire que dans un film, et de pouvoir vivre des aventures en étant encore plus portés par celles-ci (puisqu’on est l’acteur de ces aventures). Ca vaut pour tous les jeux, et ça vaut aussi pour ceux-ci. Heavy Rain était à mon sens un excellent jeu, mais aurait été un film tout juste correct (en imaginant que le film aurait coupé les passages inutiles et réglé les quelques soucis de scénario).

Beyond Two Souls raconte une histoire surnaturelle assez originale : celle d’une jeune fille, Jodie, liée depuis sa naissance avec une entité invisible dont on ne sait rien, Aiden.
La sauce prend vite. L’histoire est très intéressante à découvrir, j’ai directement été charmé par ce duo inhabituel et à leur complicité forcée. L’univers devient vite relativement riche, nous parlant d’autres mondes, de créatures, de services secrets, de guerre, etc…
Pendant que l’on découvre le jeu, que les mystères se résolvent petit à petit, le tout est véritablement passionnant et j’étais à fond dans l’histoire malgré quelques bémols… Mais à partir de la seconde moitié, quand toutes les bases sont posées, on passe par de nombreux travers. Des chutes de rythme, des clichés, des redondances viennent ternir l’aventure. Heureusement pour moi, l’intensité de la fin du jeu m’a passionné à nouveau.

Mais mon avis général sur ce titre est vraiment mitigé.

Pour commencer, y jouer m’a vraiment beaucoup plu, grâce à une trame globale intéressante, de nombreux passages intenses, un univers plaisant… et toujours ce charme des jeux narratifs.
L’aventure de Beyond a l’avantage d’être très variée, nous propulsant aux différents coins du globe, et à différents moments de l’espace temporel. On y accomplira ainsi des actions variées permettant de renouveler le jeu, et de nous faire vivre tout un tas d’histoires au sein de l’histoire principale (certaine n’ayant aucun impact sur le reste de l’aventure).
La structure décousue temporellement permet de maintenir le mystère, par exemple en ne nous montrant des éléments de l’enfance de Jodie qu’après que certains mystères aient été résolu. J’ai trouvé ça vraiment bien pensé.

Quasiment tous les personnages de l’histoire sont bons (fuck Ryan), mais pour moi Aiden reste le meilleur. Je pensais ne pas aimer mais… quel plaisir de le contrôler ! D’être libre de faire ce qu’on veut au sein du périmètre auquel on a accès, de pouvoir foutre le bordel dans notre cage, de n’avoir de compte à rendre à personne, et fuck Jodie si elle est pas d’accord si J’AI décidé de nous venger, bordel. Cette mécanique de gameplay, certes très simple, procure des émotions dantesques en jouant surtout sur la puissance, la rage, la férocité. Franchement, j’étais à deux doigts de crier « I WILL HAVE MY REVENGE ». Avec Aiden, j’ai pu parfois me montrer sadique et violent, et j’ai aimé ça. De plus, il y a ce pouvoir permettant de revoir les derniers moments de la vie de quelqu’un, qui est particulièrement troublant et exaltant. Ca m’a plu de pouvoir faire preuve d’une curiosité vraiment malsaine.

Les mécaniques de gameplay avec Jodie sont intéressantes aussi, bien que pas toutes parfaites. Je noterai tout de même la volonté de supprimer de l’écran tous les symboles nous disant quoi faire, afin de rendre l’action bien plus lisible qu’auparavant. Le système de combat est parfois imprécis quand on n’arrive pas vraiment à déterminer dans quel sens effectuer notre mouvement, mais il est parfaitement intégré dans l’action et c’est à féliciter.

Parler de l’action me permet de rebondir sur le fait que Quantic Dream s’est très largement amélioré dans la réalisation ! L’action était bof dans Fahrenheit, correcte dans Heavy Rain, mais ici les scènes sont vraiment épiques. Quand Jodie courra pour échapper à un danger, la caméra va trembler pour nous donner un sentiment de dynamisme vraiment excellent. Les jeux de lumière contribuent à nous immerger plus que jamais dans les séquences intenses, de même que les plans en général dans les combats. Il y a un grand progrès.

Mais ce qui est triste avec Beyond, c’est que quasiment toutes les médailles ont leur revers…
En effet, si la structure temporelle décousue permet de jouer sur les mystères et de raconter sans lasser une histoire s’étendant sur plus de quinze ans, celle-ci est loin de toujours fonctionner. Par exemple, certains passages ne marchent pas vraiment à l’endroit où ils ont été placé, et auraient gagné à apparaitre plus tôt dans le jeu. Il y a aussi un effet de redondance dans les différentes scènes proposées, donnant l’impression que Jodie a eu une vie trop tragique et qu’elle a enchainé les malheurs sans jamais être heureuse une seule fois dans sa vie. Il y a cette sensation de trop plein négatif. Okay, je veux bien comprendre que l’histoire ne raconte pas un truc joyeux, mais là ça fait parfois matraquage « tiens, regarde comme ma vie elle est triste ». Parfois, on se dit qu’on a compris, c’est bon.
Disons que l’histoire ne parvient pas à réellement rendre compte des quinze années écoulées dans la vie de Jodie, ne mettant l’accent que sur les événements importants. On ne la voit ainsi pas forcément beaucoup évoluer psychologiquement (par contre, ils ont mis le paquet sur les changements physiques).

Dans le même ordre d’idée, si l’histoire globale est vraiment chouette, certaines sous-histoires sont particulièrement moins efficaces, notamment le chapitre chez les Navajos. Par moment, il y a beaucoup trop de clichés, ou d’effets tirés d’Hollywood dont on peine à voir la place ici. Pire encore, Cage a tellement voulu nous faire ressentir des émossssions (puisque c’est son but ultime dans la vie), qu’il en vient à tirer sur des ficelles beaucoup trop grosses. Parfois je pouvais presque voir ses mains sur la corde, en me susurrant à l’oreille « ressens des émotions, alleeeeez, tu la vois pas ma grosse émotions là ?!! ».
A plusieurs moments, j’ai vu le mot « manichéisme » danser sous mes yeux. Dans Beyond, les gentils sont gentils, les méchants sont méchants, alors on va tout t’accentuer pour que tu le comprennes bien. Tiens, tu le connais le cliché du méchant commandant américain qui veut tout conquérir ? Bah on va te le foutre et on va appuyer très trèèèèèèèès fort sur le cliché pour bien que tu piges que c’est un méchant tu vois.
Il y a aussi pas mal de « pile au bon endroit au bon moment » permettant de sauver Jodie ou de lui faire vivre une aventure supplémentaire. Ce genre de mécaniques est vite usant.

[Petit passage SPOIL, skippez le si vous n’avez pas fait le jeu]

Pour la ficelle, je fais particulièrement référence à « La Mission ». Comme par hasard, le petit Salim est le fils d’un des hommes qu’on a tué. C’est pour bien que tu comprennes que ce que tu viens de faire c’est très mal, vas-y sens toi coupable petit joueur, tu veux ? J’ai juste trouvé ça trop nul qu’il revienne pile à ce moment. D’autant que Jodie est méga triste d’avoir tué le pauvre africain qui avait une famille, mais n’en a rien à foutre deux jours plus tard de massacrer le SWAT (autant d’hommes ayant des familles hein).
Pour le manichéisme, c’est quelque chose de global dans le jeu. Les adolescents à la fête sont les méchants, tout comme le méchant enfant qui la traite de sorcière ou son père adoptif (pour lequel on insistera à mort sur le trait « t’as vu comme je suis cruel ? »). En revanche, la mère adoptive c’est une gentille, Cole aussi, les SDF et les indiens aussi.
Il n’y a pas de demi-mesure, c’est tout ou rien. Sauf peut-être pour Ryan et Nathan (mais l’un est le BG con de tous les films, et l’autre est le scientifique fou, on reste dans du classicisme).

[FIN du SPOIL]

Et j’ai trouvé cela infiniment décevant de la part de Cage, autrement appelé Emosssssion-man. Bref, tout cela m’a particulièrement énervé dans ma progression, me sortant plusieurs fois de mon immersion.

D’ailleurs, ne vous attendez pas à ce que Beyond soit un jeu à choix : il n’y en a aucun. Ou du moins, aucun ne guidant l’aventure… Il y a quelques mini-choix sympa, par-ci, par-là, mais les très gros embranchements surviendront dans l’épilogue. J’ai trouvé ça presque insultant de la part d’un jeu narratif ayant fait sa promo sur ses choix.
Au final, à la manière de The Walking Dead, la progression dans l’histoire ne sera en aucun cas faite en fonction de nos choix. Avant de conclure, le jeu nous propose une série de choix à la carte, du genre « choisissez la fin qui vous convient le mieux ». C’est anti-ambitieux cette manière de proposer des choix ne découlant pas du tout de l’aventure qu’on a vécu… Pour un jeu lambda, ça ne pose pas de soucis, ce serait même plutôt sympa, mais dans un jeu aux ambitions narratives je trouve que c’est un gros ratage. Dans Heavy Rain, la fin dépendait de nos actes au fil de l’aventure, et c’était réussi. Parallèlement, quand je repense aux ambitions de Silent Hill : Shattered Memories (jeu où la fin dépendait de notre psychologie, de ce à quoi on répondait aux tests, de ce à quoi on prêtait attention dans les décors, etc), ça me fait vraiment bader.
Par son manque de choix et d’influence dans le scénario, Beyond échoue à nous immerger complètement. Là où TWD nous donnait constamment une illusion de choix via de nombreux dialogues et nous faisait faire corps avec le récit, BTS lui se suit parfois avec un léger détachement. L’aventure se suit, est plaisante, mais elle n’est plus celle du joueur mais bien celle de Jodie.

Autre point négatif concernant le gameplay cette fois-ci, c’est cette volonté de Cage de supprimer les game over dans ses jeux qui est irritante. C’était parfait dans Heavy Rain car nos personnages pouvaient mourir… mais ça devient ridicule dans Beyond car Jodie ne peut pas mourir, à aucun moment, on le sait. Du coup, toute la tension se voit atténuée car on sait qu’au pire si on se rate, Aiden viendra nous sauver comme par magie. Un système de mort/checkpoint à la The Walking Dead aurait été le bienvenue pour cette histoire.
De plus, je me suis souvent senti limité dans mes actions avec Aiden, ne comprenant pas pourquoi je ne pouvais pas tuer tel ennemi mais pouvait tuer tel autre, ou pourquoi je ne pouvais pas prendre le contrôle d’untel pour me sortir de telle situation. Là aussi, c’était assez guidé, et parfois gênant en terme d’immersion. Mais je chipote un peu.

Vous l’aurez compris, Beyond Two Souls est loin d’être sans défaut. Il peut être assez lourdingue dans sa manière de raconter son histoire, c’est parfois trop hollywoodien dans le mauvais sens du terme. On se retrouve avec un certain nombre de scènes bateau, de choix de Jodie improbables, de gros clichés, des ficelles pour tirer les larmes et procurer des émosssions. Des ficelles trop grosses pour qu’elles ne fonctionnent, et j’en suis vraiment déçu.

Pourtant, Beyond est également loin d’être inintéressant. Il y a du bon dans cette histoire, à commencer par la géniale relation Jodie/Aiden. Le fait d’être à la fois les deux personnages nous fait nous rendre compte d’à quel points ils sont un tout qui ont pourtant deux personnalités différentes. J’adore également leur manière de parler de la vie et de la mort, de parler des enfants, et autre…
Certaines scènes tapent justes, touchent vraiment. Beyond parvient aussi à établir des ambiances diablement réussies, et sans doute les meilleures du studio. Je pense particulièrement à ces passages effrayants, glauques à souhait. La direction est globalement excellente, on est vraiment immergé dans l’action. J’ai des souvenirs vraiment excellents de la fin du jeu.
La musique est très bonne. Elle ne comporte pas de thèmes récurrents qui resteront gravés comme dans Fahrenheit et Heavy Rain, mais est bien plus dynamique et épique, et très réussie dans son domaine. Il y a des morceaux mélodieux simplement magnifiques. Les musiques d’action sont quant à eux très efficaces in game et agréables à écouter hors jeu, ce qui est pour moi un véritable point fort car c’était loin d’être le cas dans les précédents jeux (où les morceaux étaient très répétitifs).
Graphiquement, il faut préciser que le jeu est une véritable tuerie. On se croirait déjà sur PS4 dans certains décors (les plus fermés, okay). En fait, c’est une cinématique mouvante dans laquelle on se déplace, et c’est impressionnant.
Le dernier point sur lequel je me dois d’insister, c’est le talent des deux acteurs phares du jeu, Ellen Page et Willem Dafoe, nous offrant tous deux de très bonnes performances. Ces rôles resteront gravés dans leur carrière aussi fortement que leurs rôles au cinéma.

Les détracteurs d’Heavy Rain n’aimeront pas plus ce Beyond Two Souls, mais je conseillerai à tous ceux l’ayant aimé de s’y essayer. Mais là encore, l’appréciation du titre dépendra essentiellement de l’attachement à l’histoire. Le jeu montre à la fois les limites et les capacités de l’équipe de Quantic Dream. Ils sont particulièrement doués quand il s’agit de nous faire vivre des aventures marquantes, mais moins doués quand il s’agit de les raconter. Evidemment, ils ont été ambitieux, mais ils paient leur ambition avec de nombreuses tares dans l’écriture. C’est à mon sens le point le plus négatif. C’est d’ailleurs pour cela que je préfère nettement la dimension « jeu » du titre que celle « narrative ». C’est-à-dire que le jeu en lui-même m’a porté par son intensité et ses scènes, même si la narration a échoué à m’immerger parfaitement à cause de ses défauts. Je le répète donc : Beyond est un jeu vidéo, bordel. Un jeu très prenant et plaisant à faire.
Il y a des leçons à en tirer, et des erreurs à gommer pour le prochain. Il faut que Cage trouve le meilleur moyen d’allier ses idées au jeu vidéo, et surtout qu’il évite les facilités et le too much. Mais j’ai bon espoir, il y a du talent dans cette équipe. Encore faut-il l’utiliser à son maximum.

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le 4 déc. 2013

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