Le gameplay de Dark Souls, c’est un peu tout ce que je n’aime pas dans le jeu vidéo.
Ses armes tranchantes ne peuvent pas couper, ses armes contondantes ne fracassent rien, non les devs ont préférés mettre un bon vieux système de point de dégâts et d’animation d’attaque plus ou moins longues, youhou. Toutes les armes ont une vitesse d’attaque bien précise, pour peu qu’on ait la stats de force requise (qu’importe qu’on ait exactement cette stat, ou 50 de plus). Les adversaires sont encore plus cons que des ennemis d’un mauvais jeu sur console 16bits : on appuie sur la touche de lever du bouclier, le gros nul en face il tape quand même de toute ses forces dessus, du coup on bloque, et ensuite on riposte, voilà avec cette stratégie on va défoncer 80 % des ennemis du jeu. Les philosophes grecs de l’antiquité s’intéressaient au « principe directeur du vivant », l’anima. Bah Dark Souls répond tranquillement à cette question : ce qui anime les corps, ce sont des scripts dont la complexité est compréhensible par n'importe qui en trois secondes (pour peu qu'il accepte d'imaginer que ses adversaires puissent être si simplets).


Certains prétendent que Dark Souls est un jeu riche qui représente bien les armes, la variété des manières de combattre ou de se défendre. Or les armes blanches dans notre monde peuvent tuer quelqu’un en un coup, ou au moins le neutraliser (suffit de percer/trancher un point vital). Et il y a tout un tas de manière de les manier, et d’endroits d’un corps à attaquer, qui sont plus ou moins vitales. Mais dans Dark Souls c’est pas pareil, ce jeu pose un propos ontologique très fort : les armes y sont des entités extrêmement précises (maniement, vitesse, stats, portée...) qui ne changent au fond jamais en dehors de quelques vitesses si vous avez pas le poids requis ou le minimum de force. Et elles font toutes le même truc à vos ennemis (infliger des dégâts), quel que soit l'endroit du corps où vous frappez. Allez je suis mauvaise langue : y’a aussi du pierre-feuille-ciseau à gérer, puisqu’on peut associer des élements (eau, feu…) et de l’attaque sacrée, à nos armes. (Mais perso, le pierre-feuille-ciseau, j’y joue pas 80h d’affilée, peut-être que les fans de Dark Souls si, je sais pas.)


De plus, le jeu est globalement super lent, donc dans Dark Souls, à cause de son propos ontologique sur les armes, on va passer environ 20h sur les 80h de jeu en moyenne, à attendre des animations d'armes, d'esquives. Youpi, vive le jeu vidéo. La majorité des frames de chaque combat du jeu, vous ne faites rien : vous attendez des fins d'animations. De temps en temps vous appuyez sur une touche, et la plupart du temps vous ne faites que prendre l'adversaire pour l'abruti qu'il est : des scripts entièrement prévisibles. Frapper violemment un énorme bouclier d'un mec qui le place bien droit devant vous, pour moi ça ressemble plus à un suicide qu'à une attaque.


L’ontologie est la branche de la philosophie qui s’intéresse à la nature des choses ; intéressons-nous un instant à la nature du « genre » vidéoludique, à travers la question, « à quel genre vidéoludique appartient Dark Souls ? ». Le problème que je veux pointer ici, est qu’on ne peut pas dire que Dark Souls n’est pas du tout un puzzle game, bien que ce ne soit pas son intention de départ. La qualité d’un puzzle game repose à mon sens dans sa capacité à montrer clairement tous les éléments importants dans ses énigmes, au joueur, et à proposer malgré tout des énigmes très difficiles à résoudre. C’est ce que font un bon paquet d’excellentes maps co-op de Portal 2 (bien plus complexes niveau level design, que les maps officielles, celles de Valve, ou que toute map solo). Dark Souls lui, a des énigmes improbables genre récupérer une poupée pour passer dans un tableau, ou actionner 4 mécanismes dans le niveau des catacombes pour retourner un pont, ou sauter de la bonne manière tordue avec le système de saut mal fichu, du jeu, pour accéder à certains endroits (menant souvent à des âmes, ou encore à l’asile de début du jeu). Le jeu s’éparpille vers ce qu’il n’a pas vocation à être, du puzzle game, son intérêt étant supposé reposer dans son système de combats. Les devs qui n’en peuvent plus de se demander « bon ok on met des monstres mais euh… on met quoi autour ? », et vas-y qu’ils te sortent des ponts invisibles que tu traverses sans aucune difficulté, un anneau qui permet de traverser de la lave (à quoi bon mettre de la lave alors ? Il y en a très peu dans le jeu), des niveaux tordus dont le seul intérêt est qu’ils vont se relier ensembles (comme ce long passage avec une porte, entre Ivalith et l’endroit random avec « démon » dans le titre, là).


Sur le plan de l’ontologie des genres vidéoludiques, trouver son chemin ne doit être jamais une chose difficile dans un jeu dont l’intérêt repose sur le système de combat, et qui s’assume entièrement comme tel : au contraire le passage doit être clairement affiché. J’aimais beaucoup le jeu An untitled story, à ce titre, il affiche clairement la possibilité d’accéder à des lieux (dont la connaissance ne dépend pas du talent du joueur), par contre il restait toujours la question de savoir comment y accéder (ce qui dépend de la réflexion du joueur), et d’y arriver par la manette (ce qui dépend du skill du joueur). Dark Souls est un truc bizarre entre les deux, ni dur niveau skill, ni intéressant niveau réflexion, et qui souvent n’affiche pas clairement les endroits accessibles.
Le propos ontologique ici est de dire que ce qui fait qu’un jeu est un puzzle game, ou n’en est pas un, ce n’est pas ce qu’en disent les devs : ce sont les mécaniques de jeux, qui parlent en leur nom. Si vraiment il n’est pas un puzzle game, il n’a qu’à pas avoir de mécaniques qui sont propres à ce genre (ou alors bien les faire, et en être un).


Ce qui me permet de rebondir sur un autre problème : on dit parfois pour vanter les mérites de Dark Souls, que le jeu a beau être difficile et être un jeu permettant le levelling/farming, il est malgré tout terminable très rapidement, et tout levelling/farming est évitable. Mais ceux qui disent ça oublient un point essentiel : le jeu est certes terminable physiquement très rapidement, i.e. il est possible de faire un enchaînement de touches pendant 2h environ qui conduise à la fin du jeu ; mais Dark Souls est impossible à terminer ainsi au premier essai pour une raison autre que physique : il y a des impossibilités épistémiques de le terminer. (Note de vocabulaire : ce qui est épistémique est ce qui est relatif à la connaissance.) On peut citer pour ça les angles de caméra empêchant de voir certains passages facilement (j’ai mis 20h de jeu environ à comprendre qu’il y avait moyen de descendre, au tout début de la zone de Darkroot), mais le plus gros obstacle, ce sont les patterns des ennemis, des boss. Ca s’invente pas, tout simplement, de savoir comment un ennemi va agir selon ses scripts. Qu’un drake va se mettre à voler tout en balançant de l’électricité, qu’un des arbres de Darkroot va nous avaler en un instant et retirer une grosse partie des pv, etc. Ce type d’impossibilités épistémiques peut être associées à ce qu’on appelle « die and retry », une expression à mon avis parfois mal comprise car on croit qu’elle concerne simplement les jeux difficiles et la détermination nécessaire au joueur pour en arriver au bout, mais il me semble plutôt que cette expression concerne les jeux où il est nécessaire de mourir au moins une fois pour comprendre une certaine mécanique de jeu. Un peu comme les pommes du début d’I wanna be the guy, la première pomme tue en allant vers le bas, la seconde tue en allant vers le haut. Saul Kripke où es-tu…


Autre point : le level design. J’ai souvent entendu dire que Dark Souls était une leçon pour les autres jeux, sur ce plan-là. J’ai envie de dire non dans un premier temps, et non plus dans un second temps. Dans un premier temps, l’aspect le plus facile à remarquer de ce qui serait la qualité du level design de Dark Souls, c’est la manière dont les « niveaux » sont reliés entre eux. Ouais c’est intéressant comme construction de voir qu’on peut aller de tel ou tel endroit à tel ou tel autre, pendant la première moitié du jeu, et que les feux de camps sont supposés être réfléchis dans cette optique. Mais gros problème : aller d’un « niveau » à un autre, ben ça demande de prendre un fichu ascenseur, parfois même de l’appeler, ou alors ça demande de traverser un long couloir, ce genre de trucs totalement nuls dans une expérience de jeu.
Alors que disent les fans de Dark Souls ? Que le level design « intelligent » il fait marcher, et en plus dans des lieux qu’on a déjà parcouru, et parcouru, et parcouru ? La manière dont les niveaux sont reliés peut être dite intéressant sur le plan de la construction, parce qu’elle rend crédible (et juste un peu) un endroit qui serait un immense château connecté à une forêt, un lac, une ville haute, une ville basse, des marécages, blablabla. Mais sur le plan de l’expérience de jeu, si cela doit signifier faire pleins d’aller-retour, alors on est de retour en 1986 avec le back-tracking de Metroid 1  : aucun intérêt. Honnêtement, je préfère faire pause, puis aller dans un menu et sélectionner un autre niveau, qu’aller dans des ascenseurs ou de longs couloirs vides.
D’autant que ceci n’est vrai que pour la première moitié du jeu. Parce qu’ensuite y’a plus rien qui est connecté, et ça devient la fête aux feux de camps, à partir du moment où le jeu permet de se téléporter à certains feux. Certains oui, parce qu’il y a des feux qui sont, t’as vu, « importants », et d’autres, bah, « moins », eh bah ouais c’est évident et cohérent. Dans la seconde moitié du jeu les feux ne veulent vraiment plus rien dire, y’a même des feux de camps qui apparaissent après qu’on ait buté un boss au fin fond d’une caverne, ce sont des feux de camps dont l’intérêt est strictement d’être « des feux de téléportation de sortie », i.e. des feux vers lesquels on ne se téléportera jamais puisqu’en fait il n’y a rien dans cette zone, donc on se barre juste, allez hop salut. Les devs n’en avaient clairement plus rien à foutre à ce moment-là de faire un level design cohérent « bon les gars on va dire qu’on a fait notre job dans la première moitié du jeu, maintenant osef hein, rajoutons juste pleins de zones de monstres de feux de camps etc ».
On peut toujours tenter de me contredire en prétendant que Dark Souls n'a jamais eu pour objectif d'être un jeu cohérent, en questionnant qu'André passe sa vie à faire des armes, qu'il y avait un démon juste à côté de lui qui n'attaquait que nous, que personne n'attaque rien à part nous, etc y'a pleins d'exemples d'incohérences qui semblent assumées. Mais dans ce cas pourquoi faire un univers de dark fantasy, et pourquoi celui-là en particulier ? Pourquoi faire un jeu avec des haches, si c'est pour qu'elles ne coupent pas ? On pourrait changer l'univers du jeu en gardant exactement les mêmes mécaniques de jeu, pour potentiellement rendre plus cohérentes narrativement les mécaniques de jeu entre elles. Si on assume que l'univers de Dark Souls n'est pas en cohérence avec son gameplay, je ne vois pas comment on pourrait défendre cet univers, si dans le même temps on défend ses mécaniques de jeu. (Ou alors on assume qu'il n'y a pas de symbiose entre les deux, alors même qu'ils semblent tous les deux assez poussés, et ont différents liens entre eux... Et dans ce cas le jeu ne signifie plus grand chose.)


Et dans un second temps, non plus, comme je le disais. Ce second non concerne le level design à l’intérieur de chaque niveau lui-même. C’est censé être bien ce truc ultra générique ? Des couloirs, des monstres, des coffres, des escaliers, des pièces ? Et si tu meurs tu te retapes tout exactement pareil avec chaque monstre pile au même endroit (sachant qu’ils ont toujours exactement le même pattern). On croirait être un employé au macdo qui passe des commandes toute la journée, « bonjour monsieur le gros monstre de cristal, vous désirez quoi ? Que je vous mette un gros coup de hache après avoir esquivé hyper facilement votre attaque lente ? Mais bien entendu monsieur. Ca fera 70-80h de jeu pour ma poche, monsieur. » Il n’y a plus qu’à, au final, lister chaque pattern de chaque monstre et à se dire ensuite « alors le monsieur là il a ce début d’animation d’attaque… ok alors d’après ma fiche si j’agis comme ça c’est bon, pouf ». Ensuite on n’a plus qu’à speedrunner.


Alors oui, le speedrun… Peut-être que pour un speedrunner Dark Souls est un jeu intéressant, qui demande de réfléchir pour savoir quel était le parcours idéal, peut-être… Peut-être que c’est sympa du point de vue de l'endurance de devoir tenir 2h environ à faire des attaques bien précises, d’une certaine manière, pour prévoir le comportement des boss, sans jamais mourir, moui, y’a du challenge… Et peut-être aussi que c'est sympa de devoir réfléchir à un build optimisé pour rouler sur les boss, pour skipper des parties du jeu d'une manière tordue, ou pour réussir tout challenge émergent qu'on s'est fixé. Pourquoi pas (en admettant qu’on passe outre les défauts de vitesse du jeu que j’évoquais plus haut). Mais il reste un petit problème pour dire que Dark Souls est un bon jeu : le speedrun, c’est minuscule, dans les expériences de jeu. Je sais que le speedrunning a beaucoup de succès de nos jours, mais il faut garder à l’esprit que le jeu vidéo a une richesse bien plus grande que ça. Si Dark Souls est un bon jeu pour le speedrun, alors il n’est pas un bon jeu pour beaucoup de choses, et il mérite juste qu'on hausse sa note d'un point ou deux à ce sujet.


Dernier point : Je ne suis vraiment pas quelqu’un qui accorde de la valeur aux actions répétitives, je les fuis autant que possible, que ce soit dans le réel ou dans le virtuel. Mais les jeux vidéo tendent à me les faire apprécier, malgré moi. Je me dis sans m'en rendre compte que ça peut valoir le coup de farmer quelques instants pour être plus stuffé, ou parce que « il me manque juste 1 de force pour cette arme » ou « j’ai presque passé mon niveau, allez ». J’en veux aux mécaniques de Dark Souls de provoquer ces volontés de farm, en moi. Cela revient à dire que Dark Souls motive en moi de mauvais instincts de joueurs, et qu'il est à blâmer pour ça. Un joueur n’est pas responsable de tous ses désirs de jeux, lisez Spinoza.


On peut dire qu'il est de la responsabilité du joueur de ne pas farmer et de poursuivre le jeu malgré tout. Mais le problème (et je dis ça très posément) est de permettre ce qui est un défaut. Des milliers de jeux peuvent devenir plus intéressants qu'ils ne sont grâce au gameplay émergent, mais la qualité d'un game designer, est de savoir capter cet intérêt à la base, et d'y conduire le joueur, voire de l'y forcer. Peut-être que Dark Souls est intéressant à speedrunner, mais il l'est alors par émergence plus que par le talent des développeurs de From Software. Faire un bon jeu, c'est au contraire forcer le joueur à jouer d'une certaine manière intéressante ou à lui dire "casse-toi", car pour le moment, sur les 80h d'une première partie de Dark Souls, au moins 60h étaient des moments inintéressants. (Comme les animations d'attaque, les ascenseurs, les lieux à parcourir pour se rendre à un boss, les problèmes épistémiques qui me font tourner en rond...) Ou pour le dire plus simplement : un bon jeu devrait n'inviter qu'à de bonnes mécaniques. Dark Souls en est loin.

muleet
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le 26 mai 2017

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