Le véritable deus ex machina d'Human Revolution se produit dès le début du jeu. Adam Jensen, responsable de la sécurité chez Sarif industries, est laissé pour mort à la suite d'une attaque menée par des super-terroristes. Nous sommes à Detroit, et jurisprudence Robocop oblige, Jensen ne reprend vie que grâce à une série d'intervention le transformant en cyborg, moitié homme, moitié machine. Echangeant une bonne part de ses organes contre des prothèses, le héros gagne une myriade de pouvoirs surhumains, qui se multiplieront au cours de l'aventure : devenir invisible, voir à travers les murs, ou même lire les pensées... pouvoirs qui l'aideront dans ses missions d'infiltration. En surface, Deus Ex : Human Revolution raconte une histoire de conspiration et questionne les rapports de l'homme et de la machine. Mais au gré des niveaux, pour Jensen et le joueur qui le contrôle, il s'agit surtout d'expérimenter un devenir-fantôme.


Il ne faudrait pas beaucoup forcer l'interprétation pour estimer qu'Adam Jensen est mort dès la fin du premier niveau, au moins symboliquement. Le personnage débute « ex ». Ancien petit ami, flic viré, et même s'il conserve ses prérogatives de chef de la sécurité d'une grande corporation, il agit toujours seul, en électron libre. Les employés de la Sarif, les gardes supposément sous ses ordres, sont surtout surpris de revoir le revenant parmi eux. Il y a évidemment quelque chose de contradictoire avec la capacité d'intervention du joueur, dont les choix sont supposés influer sur le scénario. En pratique, Human Revolution est plus linéaire que son glorieux ancêtre. Si le fantôme Jensen revient d'entre les morts, c'est parce qu'il a une mission : venger la mort de ceux qu'il n'a pas su protéger. La narration ne déviera guère de cet impératif, malgré un nombre de coups de théâtre plus ou moins convenus.



Les imperfections du scénario ne sont à vrai dire pas d'une grande conséquence sur le plaisir du jeu, qui sous des airs de RPG atmosphérique, est avant tout un grand titre d'infiltration, héritier tant de Looking Glass (Thief) et des Metal gear Solid d'Hideo Kojima que d'Ion Storm (Deus Ex). Signe des temps peut-être, le joyeux bazar de l'original cède sa place à une expérience plus concentrée, qui gagne en précision ce qu'elle perd d'ambition. Pour autant, Human Revolution est un jeu parfois rugueux, élevé à l'ancienne école du quicksave / quickload, qui se disperse dans des systèmes maladroits. Encore une fois, ces aspérités n'entravent guère le charme de l'ensemble.

Car à travers le parcours d'Adam Jensen vers des missions de plus en plus périlleuses et de plus en plus improbables, le jeu parvient merveilleusement à flatter le joueur, qui se sent en position de maîtrise, et qui s'avère capable de réussir d'incroyables exploits de discrétion : parcourir un gigantesque open-space envahi de gardes sans se faire remarquer, assommer un par un tous les membres d'un gang, traverser les murs, retourner les droïdes de sécurité contre leur maître... Devenir fantôme est un fantasme de toute puissance, et que ce soit par le biais d'un flot constant de points d'expérience, ou par la seule force des circonstances, le joueur sera constamment témoin de sa propre omnipotence ; au pire, si le résultat ne le satisfait pas, il n'aurait qu'à recharger, une autre « prise » permettant d'obtenir une résolution toute à sa convenance. Et il faut avouer que la condition éthérée du super infiltrateur Jensen est éminemment ludique. Devenir fantôme, c'est se faire poltergeist qui déplace les meubles les plus lourds tandis que personne ne regarde, c'est jouer à passe-murailles et à Colin-maillard avec de pauvres vigiles qui n'en peuvent mais. C'est aussi un plaisir éminemment voyeur : écouter les conversations, lire les emails privés, se glisser dans les gaines techniques et les coulisses de la ville. Egouts, locaux d'entretien ou entrepôts sécurisés n'ont aucun secret pour Jensen, qui se faufile partout comme une ombre.



Pour que les exploits du joueur soient possibles, le jeu est obligé de tricher avec la réalité. L'architecture se plie au level design, avec ses conduits d'aération qui ne servent qu'à contourner les caméras de surveillance, ses dépôts d'armes qui semblent placer à la convenance de l'assaillant plus que du défenseur, ces caisses judicieusement placées pour favoriser l'approche en douce. De même, les gardes avec leurs patrouilles fixées, et leur total aveuglement face à la disparition progressive de leurs collègues, tombent facilement dans les pièges tendus par Jensen. Celui-ci dispose en permanence d'une multiplicité de solutions, qui se présentent à sa convenance. Cette générosité des développeurs contribue largement à l'exaltation qui s'empare du joueur. Contrairement à la complexité d'un Metal Gear Solid ou la balourdise d'un Alpha Protocol, les contrôles se mettent au service d'une infiltration fluide, et Jensen colle élégamment aux murs en troisième personne, avant de bondir dans le dos d'un garde en vue subjective, et de l'assommer avec maestria, de nouveau en vue externe, pour pouvoir profiter du spectacle. C'est peut-être en ce sens que ce troisième volet s'éloigne le plus de l'original, abandonnant une bonne part des préoccupations réalistes pour livrer au joueur une pure fantaisie de maîtrise, et au diable la vraisemblance ! Certes, les gardes sont parfois trop prompts de la gâchette quand ils tombent nez à nez avec Jensen, intrus inattendu, mais après tout il faut bien leur laisser une chance. Et rien n'interdit au joueur de recommencer une approche ratée grâce au miracle permanent du quickload.



Thématiquement, le devenir-fantôme n'est pas sans permettre quelques échos intéressants. Tendant vers la perfection du smooth operator et du ghost , Jensen l'homme-machine fait une bonne métaphore du virus, et plus particulièrement du trojan, le cheval de Troie numérique qui s'infiltre dans un système pour le manipuler sans être repéré. D'ailleurs, le remarquable mini-jeu de piratage fonctionne peut-être avant tout parce qu'il n'est pas fondamentalement – contrairement aux piteux combats de boss – différent du reste du jeu : ici aussi, il s'agit d'entrer sans être vu, en raflant le plus de bonii possible. La thématique de la guerre invisible (merveilleux titre du vilain petit canard de la série), bellum absconditum, éminemment cyberpunk, ne saurait mieux être retranscrite. Malgré ses faiblesses narratives, le jeu se paye même le luxe d'évoquer avec une certaine acuité des questions éminemment contemporaines comme les DRM ou le contrôle de l'information, que ce soit par les médias ou les services de sécurité. Le fantôme-hacker mène une bataille qui n'ignore ni les public relations, ni le pouvoir de révélations à la Wikileaks.

Production à gros budget, Deus Ex : Human Revolution n'explore certes pas de nouveaux territoires. Le jeu se singularise même par un certain nombre d'archaïsmes, et certains aspects semblent avoir été bâclés. Mais de cette histoire de fantôme curieux et vengeur, de ce long périple d'un agent invisible, Eidos Montréal fait un jeu brillamment contemporain, en se concentrant sur les merveilleuses possibilités d'une infiltration ludique et féline. Devenir un dieu par le biais d'une machine, ombre glissante et ravageuse, voilà de quoi satisfaire le joueur, qui envoûté par les thèmes du compositeur Michael Mc Cann risque fort de se rêver un futur synthétique, où il serait dieu-machine, et de ne pouvoir lâcher le jeu avant d'en avoir épuisé les moindres recoins.
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le 11 sept. 2011

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