Disco Elysium
8.6
Disco Elysium

Jeu de ZA/UM Studio (2019PC)

Révachol, date inconnue. Ville fictive décrépite et martyre de guerres anciennes, à mi chemin entre Union Soviétique finissante et Commune de Paris post-Semaine Sanglante. Hirsute et à poil dans une chambre d'hôtel dévastée, vous êtes encore dans les vapes d'une cuite hors normes. Une espèce d'abominable homme des neiges mi-Michel Simon mi-Gainsbourg des dernières années, tout droit tombé d'un roman de Bukowski ou d'une chanson de Tom Waits, voila ce que vous êtes. Vous errez et récupérez ça et là vos effets personnels, dont une cravate parlante qui ne cessera de vous attraper par la veste d'une voix hystérique, en général pour vous pousser au vice. Vous ne vous rappelez de rien. Pas même de votre nom ou de votre métier, ni ce que vous faites ici. L'alcool a imbibé votre cervelle au dernier degré et ne vous a laissé rien d'autre que votre sale tronche blafarde. Vous arrivez même pas à vous donner un âge. Vous pourriez avoir la trentaine, mais vous en faites le double.

En voila un jeu pas comme les autres. "Oh, un RPG, ça m'ennuie les RPG, c'est pour les ados", me disait-je en voyant tout le monde vendre ce Disco Elysium comme le joyau de la décennie. Il est vrai que j'ai une mauvaise image du genre RPG, en particulier les RPG narratifs, que je trouve souvent pas à la hauteur de leurs ambitions narratives, se retrouvant à enfiler les scénarios clichés, péripéties redondantes et personnages dignes de bouquins young adult pour faux jeunes adultes et vrais ados attardés.

(Oui je parle de vous les fans de Final Fantasy, si depuis 30 piges vous vous êtes toujours pas remis de la la mort d'Aeris c'est qu'il vous manque des chromosomes. Comme ça c'est dit).

Mais revenons à nos moutons.

Petit à petit vous recollez les morceaux, mais pas beaucoup: l'intégralité de votre aventure baignera dans l'étrangeté et l'introspection. Les regards noirs des clients et la franche antipathie du réceptionniste vous font comprendre que ça fait 3 jours que vous foutez le bordel dans cet hôtel, buvant, hurlant et écoutant du disco jusqu'au bout de la nuit tout en importunant les dames et saccageant votre piaule comme un animal en cage. Mais vous foutez quoi ici au juste? Ah oui, cela vous revient, ou plutôt, c'est votre consciencieux collègue qui vous le rappelle, lui qui est venu dans ce trou justement parce qu'on s'inquiète au bureau de ne plus avoir de vos nouvelles depuis des jours. Alors voila: apparemment vous êtes flic (ah bon?) et ça fait 3 jours qu'on a découvert un pendu dans un terrain vague derrière ce bouge. 3 jours qu'il pend là, à attendre que vous le décrochiez, bouffé par les oiseaux et caillassé par des gosses en haillons accrocs au speed -on se croirait dans un Ken Loach. Le cadavre a visiblement été lynché par un groupe d'agresseurs, et c'est à une épave comme vous qu'on a confié l'enquête, dans un des quartiers les plus mal famés et pourris de cette ville, où règne l'omerta. Oh, au passage, dans votre naufrage alcoolisé vous avez évidemment paumé votre insigne de policier, votre casquette, votre arme, votre voiture, tout, vraiment y a rien qui va.

La trame générale pourrait donc n'être qu'une simple et convenue histoire de flic hardboiled alcoolo comme on en a vu des centaines. C'était sans compter sur le talent fou et le travail monstre des développeurs de ZA/UM, ce singulier collectif d'artistes estoniens à l'histoire haute en couleurs, et qui est à l'origine de Disco Elysium. Un groupe pluri-disciplinaire, mélange de plasticiens, auteurs, poètes, activistes, unis par une même passion pour le jeu de rôle papier et un esprit franchement contestataire. Baignant dans une Europe de l'Est dévorée par ses démons, entre tentations autoritaires, nostalgie de l'URSS et esprit No Future, ils ont accouché d'une oeuvre profonde et évocatrice. La zone de jeu n'est guère plus grande qu'un pâté de maisons, mais quelle densité narrative, que de personnages comico-tragiques, et quel soin dans la direction artistique, il faut le souligner également!

Pendant que d'autres, avides de validation culturelle, se pignolent sur le rapport entre jeu vidéo et cinéma, ou entre jeu vidéo et art, sous prétexte que le jeu vidéo copie tantôt des effets de mise en scène cinématographiques, tantôt des esthétiques visuelles bien marquées (cartoon dans Cuphead, estampe japonaise dans Okami...), Disco Elisyum constitue lui un précédent: c'est un hybride parfait entre jeu vidéo et littérature. A la fois roman qui ne fait jamais oublier qu'il est un jeu, et jeu qui ne fait jamais oublier qu'il est un roman. Et c'en est de la belle, de littérature, de la grande, au style flamboyant, d'une sensibilité à fleur de peau, très poétique mais aussi très drôle, jamais pompeuse et d'une étonnante cohérence pour une oeuvre collective. C'est plutôt un gros roman, il est vrai: le jeu dépasse le million de mots, soit un gabarit comparable à l'intégralité d'A la Recherche du temps perdu, rien que ça.

Cependant, Disco Elysium est un jeu à multiples embranchements, fait pour être rejoué. Aussi, un premier run ne vous fera pas lire l'équivalent du magnum opus de Proust d'un coup, mais disons 1 ou 2 tomes.

Ainsi commence donc votre enquête, entre bas-fonds, chantiers navals rongés par des guerres de clans, village de pêcheurs à l'agonie, arrières-boutiques bourrées de secrets, laissés pour compte sombrant dans la folie. Vos rencontres avec le chef du syndicat local, une espèce de mafieux obèse répugnant et retors, sont des délices de manipulation psychologique mutuelle d'une intensité rare. Quant à la mystérieuse danseuse disco de l'hôtel, son background douloureux vous arrachera des frissons. Et que dire de Jauge-Caboche, ce colosse racialiste quoique raffiné, dont les aphorismes plus que borderline et comiques, déclamés d'une voix de stentor, en font une fusion bizarre et irresistible entre Nietzsche, Louis Farrakhan et Kemi Seba.

A de nombreuses reprises, confronté à autrui, vous allez récolter des réflexions, qui activées dans un menu, le Cabinet de Réflexions, vous apporterons divers bonus et malus et modifieront votre rapport au monde, à la politique, aux croyances et à la société. Car Révachol, c'est un peu comme la France selon Céline, "ce ramassis de miteux, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué là, vaincus des quatre coins du monde, qui ne pouvaient aller plus loin à cause de la mer." On trouve donc de tout dans ce quartier plus que déshérité, depuis le jeune idéaliste hirsute nostalgique de la sanglante Révolution, au vieillard vétéran loyaliste fier d'avoir massacré cette dernière, en passant par la richissime femme d'affaires qui vient là avec un vaste projet immobilier pour réhabiliter toute cette misère, non sans intérêt.

Constamment titillé et ébranlé dans ses convictions, votre personnage peut ainsi très bien devenir un énorme facho tout comme il peut embrasser la cause des communistes, à moins qu'il ne prête allégeance au camp des moralistes (sorte de consensus soc-dem vendu à des intérêts étrangers), ou encore qu'il ne sombre dans un nihilisme apocalyptique total, en prophète de malheur exaspérant tout le monde. Pas de trame, de chemin tout tracé, de bête vision moralisante ou embrigadement politique bas du front ici. Par sa finesse d'esprit, le jeu se retrouve par delà bien et mal, comme dirait l'autre, et ça me plaît.

La même sensibilité se retrouve jusque dans l'arbre de compétence de votre personnage. Ici, point question de force, endurance, discrétion et autres classiques trop ordinaires du genre. Ici, place à: conceptualisation, art dramatique, esprit de corps, ou encore frisson (votre capacité à ressentir la ville comme un personnage à part entière, avec ses secrets, son histoire, ses traumatismes), et autres clair-obscur (un instinct qui vous permet de détecter le danger, de ne pas tomber dans les pièges de personnages ambivalents).

Chacune de ces capacités -une grosse vingtaine- correspond en fait à autant de voix intérieures qui vont vous tourmenter avec plus ou moins d'intensité au long de votre progression, vous guider, vous pousser à faire certains choix, à avoir une conduite d'ensemble, et à améliorer vos chances de réussite lorsque certaines décisions critiques impliquent un lancer d'un dé comme dans un jeu de rôle papier. Vous pouvez par exemple vous tailler une personnalité de fin psychologue, qui va savoir mentir et détecter le mensonge, qui va mettre les gens dans sa poche, désamorcer les conflits... Ou bien de brute épaisse, qui va en imposer par sa prestance et sa résistance à la douleur, et sa capacité à absorber des drogues dures qui vont booster sa condition physique. Ou encore un fin analyste, froid et distant, calculateur et raisonné.

Le plus drôle advient lorsque plusieurs de vos voix intérieures, face à un même problème, vont se chicaner et se tirer la bourre. Imaginez, vous êtes en train d'interroger une personne qui visiblement n'ose pas dire tout ce qu'elle sait sur cette affaire. Votre part d'autorité vous suggère de la pousser à bout, car elle est sur le point de cracher le morceau. Mais votre part d'empathie vous dit aussi qu'elle a peur de représailles, et qu'à trop la brusquer, elle risque de se renfermer derechef. Et en plus de ça votre cravate vous fait remarquer qu'un peu de speed ne vous ferait pas de mal pour ouvrir vos chakras, sous l'oeil inquisiteur de votre collègue consterné que vous replongiez dans ces trucs. Cela devient très intéressant également lorsqu'une de vos capacités devient trop forte au fur à mesure que vous l'augmentez: Un clair-obscur ou une réactivité trop élevés peuvent vous rendre franchement parano, votre force de volonté peut vous mettre inutilement en danger, tout comme un caractère trop intellectuel peut vous rendre humainement hermétique.

Ecrit avec style, finesse, beaucoup de malice et d'humour noir, Disco Elysium est une aventure douce-amère dense et marquante, d'une justesse de ton remarquable (jamais chiant, jamais larmoyant ou contemplatif pour rien), qui vous met sans cesse face à des dilemmes insolubles, situations inextricables, joutes verbales redoutables face à des personnages truculents et touchants. Sophistiqué tout en parlant aux tripes, il se hisse au niveau -helas trop rare- des Fallout 2 et Witcher 3. Et en plus même ta grand-mère peut y jouer, puisque l'essentiel du gameplay consiste à cliquer sur des choix de dialogues et des lancers de dés. Comme dirait l'autre: sa place est dans un musée.

Biggus-Dickus
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le 14 mars 2023

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