Que ce soit sur les sites agrégateurs de reviews, sur les forums de jeux vidéo ou sur les réseaux sociaux, il n’est pas rare de voir certains membres de la gitgud-sphère déballer l’intégralité de leur CV avant même de commencer à émettre une opinion sur la dernière production From Software. Jean-Michel, 35 ans, célibataire, a platiné tous les jeux de Hidetaka « l’autre » Miyazaki, de Demon’s Soul à Sekiro, même qu’il a bien aimé Dark Souls 2, le vilain petit canard de la série sur lequel (presque) tout le monde daube. Souvent, ce genre d’énumération qu’on croirait tout droit sortie d’un d’entretien d’embauche sert de prélude à un compte-rendu mitigé, ou carrément rageur, accompagné de commentaires récurrents du genre « c’est toujours pareil, y en a marre » ou « ils ont beaucoup trop changé la formule originale, cette fois-ci ça sera sans moi ». Ces deux arguments apparemment contradictoires provenant généralement de gamers plus ou moins déçus, se répètent presque systématiquement à chaque nouvel opus. Rien de plus normal. Les jeux From Software, c’est en effet toujours un peu la même chose, mais pas totalement. Elden Ring, c’est une nouvelle fois toujours un peu la même chose. Mais pas totalement.


Rassurez-vous, je ne vais pas vous lister mes états de service, de toute façon ils ne sont pas particulièrement glorieux. Si je devais résumer en une phrase le rapport que j’entretiens avec les jeux From Software, ce serait sans doute quelque chose du genre « c’est compliqué ». Une relation amour-haine qui peut balancer d’un extrême à l’autre, en fonction du nombre de tentatives qui me seraient nécessaires pour parvenir à éliminer un boss surhumain capable de détecter au moindre ridicule embryon d’input le moment où, alors que ma barre de vie commence dangereusement à s’amenuiser, je me prépare à me désaltérer avec une délicieuse potion de soin et de me découper en rondelles après un improbable bond de plusieurs centaines de mètres avant même que j’ai eu le temps de porter le goulot de ma gourde salvatrice à mes lèvres pulpeuses. Mais je possède tout de même juste ce qu’il faut de bouteille pour pouvoir tirer un bilan définitif de mon expérience masochiste sur Elden Ring.


Sans surprises, Elden Ring reproduit donc la petite musique de Dark Souls, tout en reprenant une quantité astronomique de mécaniques parmi les nouvelles propositions de gameplay contenues dans ses deux suites et ses deux spin-offs — hélas, pas le grappin de Sekiro #smileytriste. Ce qui fait d’Elden Ring un des jeux From Software les plus riches et probablement les plus déroutants pour les malheureux néophytes. L’aventure débute pourtant de manière classique par l’immuable cérémonial de l’humiliation du joueur par un boss quasi imbattable. S’ensuit un tutoriel succinct et nous voici lancés dans les contrées mornes et désolées de l’Entre-Terre, sans but précis, sans PNJ pour nous prendre par la main, sans GPS en dehors d’un mince rayon de lumière qui s’échappe du checkpoint le plus proche et t’oriente très vaguement vers le suivant. Car la principale nouveauté d’Elden Ring, c’est le passage à un monde plus ou moins « ouvert », à mi-chemin entre les premiers Zelda en 3D et Breath of the Wild : de vastes zones extérieures ponctuées par des cavernes, des tombeaux, des manoirs bien protégés et des forteresses colossales et labyrinthiques au fond desquelles se terrent de redoutables demi-dieux qui ne demandent qu’à nous découper en morceaux et se gausser de notre incommensurable nullité.


Personnellement, une des choses que je préfère dans les Soulsborne, c’est ce moment de pure extase où l’on commence tout juste à entrevoir l’architecture du monde du jeu dans sa globalité : comment les différents niveaux sont connectés les uns aux autres, par un tunnel, un chemin dérobé, une porte verrouillée d’un seul côté, une échelle qu’il faut déployer, un ascenseur ou — c’est moins élégant — un portail de téléportation. Évidemment, au fur et à mesure où l'on enchaîne les jeux From Software et que leurs trucs et astuces de level-design finissent par devenir un peu trop évidents, cette sensation d’illumination quasi divine face à leur génie tend peu à peu à s’émousser. C’est la raison pour laquelle une structure en monde ouvert semblait s’imposer comme une évolution naturelle et presque inévitable du genre, pour s’affranchir d’une formule qui commençait à devenir bien trop familière. Paradoxalement, on pouvait aussi légitimement s’inquiéter d’un tel changement de paradigme. Difficile d’imaginer que From Software puisse atteindre de tels niveaux de brillance architecturale avec une map immense ouverte aux quatre vents, malgré les nombreux pièges, les pics de difficulté, les citadelles cyclopéennes servant de postes-frontières, les gouffres ou les falaises infranchissables qui fracturent L’Entre-Terre et rendent son exploration moins fluide et in fine un peu plus dirigiste que prévue. Pour les plus nostalgiques, la plupart des donjons, parmi les plus retors, proposent une expérience assez proche de celle des précédents Soulsborne. Mais en dehors de quelques jolies exceptions qui se perdent un peu dans la masse, on reste toujours plus ou moins en terrain connu, et la profusion de checkpoints atténue forcément l’utilité d’un bon nombre d’astucieux raccourcis.


Homme de peu de foi, je me préparais à ruminer ma déception jusqu’au générique de fin. Jusqu’à ce que je repère au fin fond d’une forêt forcément inamicale, peuplée d’ours assez peu câlins, un ascenseur menant à un autre continent, souterrain celui-là, tout aussi gigantesque, mais à la structure plus « traditionnelle », et qui sert occasionnellement de passerelle entre diverses zones plus ou moins distantes de la surface. Cela représente, en ce qui me concerne, une des découvertes les plus renversantes du jeu. Cet univers qui s’étend au-delà des limites de la map, déjà démesurée, comme deux faces d’une même pièce de monnaie décomposées en une multitude de strates allant du firmament jusqu’aux profondeurs les plus abyssales. Ce serait vraiment passer à côté de la beauté d’Elden Ring que de ne pas aller explorer, ne serait-ce qu’en partie, ses monumentales cavernes à la voûte étoilée, ses splendides cités englouties, ses rivières souterraines, et ses lacs intérieurs aux eaux rougies par le sang et la putréfaction.


From Software a donc trouvé un moyen de prendre son public le plus blasé par surprise, mais le studio est-il pour autant parvenu à surmonter les difficultés inhérentes à la création d’un vaste RPG en open world dans lequel les développeurs n’ont pas vraiment de possibilité d’anticiper la progression des joueurs ? Pas certain. Une fois passé le premier royaume de l’Entre-Terre (Nécrolimbe et sa péninsule), les régions suivantes paraissent de moins en moins inspirées et de plus en plus propices à un recyclage d’assets qui s’intensifie de manière dramatique vers la fin du jeu. Il y a bien sûr quelques exceptions notables. La verticalité du parcours imposé par l’ascension du Mont Gelmir amène un peu de fraîcheur — si j’ose dire — au cheminement du joueur qui aura la présence d’esprit de se rendre dans cette zone optionnelle. L’atmosphère automnale du Plateau d’Altus flatte outrageusement la rétine, même si l’endroit ne propose rien de bien marquant en dehors d’un village folk-horrifique tout droit sorti de Midsommar, et de Leyndell, une cité titanesque qui constitue peut-être l’apogée du savoir-faire de From Software en matière de direction artistique et de level-design. À l’inverse, les contrées enneigées des Cimes des Géants, qui mènent au dernier donjon et au cauchemardesque boss facultatif Malenia, montrent les limites d’une trop grande générosité : des étendues désertes, des mobs déjà croisés à de trop nombreuses reprises, une augmentation radicale et un peu artificielle de la difficulté pour se donner de la contenance — et implicitement contraindre le joueur à repartir en arrière pour farmer de l’expérience. Or, à moins d’être un psychopathe complétiste, il n’y a pas forcément beaucoup d’intérêt à revenir intégralement sur ses pas à partir d’un certain niveau. Certes, les toutes premières catacombes visitées lors des premières heures que tu as lâchement abandonnées à cause de squelettes trop récalcitrants, ressembleront désormais à un paisible petit site touristique. Mais il est fort peu probable que le jeu en vaille vraiment la chandelle.


De titres incroyablement peaufinés au niveau de leur level-design, de leur gameplay et de l’équilibrage de leur difficulté, From Software est passé à une œuvre-somme gargantuesque, à l’étourdissante prodigalité, mais inéluctablement perfectible, comme le sont la plupart des jeux en monde ouvert qui, après un lancement houleux, s’auto-réparent au fil des semaines suivant leur sortie à grands renforts de patchs correctifs successifs. C’est un peu le prix à payer pour bénéficier de telles largesses : on tourne en rond, on se prend plusieurs murs de difficulté successifs, on s’ennuie parfois, et puis on fatigue, surtout vers la fin, quand From Software décide de spammer du dragon jusqu’à l’indigestion dans son ultime donjon, alors qu’on en a déjà affronté une bonne douzaine depuis le début du jeu. Difficile aussi de se raccrocher au lore outrageusement pété d’Elden Ring, toujours aussi brumeux et fatalement plus dilué dans la masse de contenus. Miyazaki est autant un concepteur de jeux hardcore qu’un créateur de cosmogonies délirantes, deux aspects de son travail qu’il entoure de la même aura de mystère, imposant au joueur une attention toute particulière aux détails, pour en assimiler ne serait-ce qu’un fragment, pour en apprécier la sophistication. C’est bizarre mais ça fait partie du trip : rares sont les jeux qui poussent leur concept à un tel degré de perfectionnisme anal et de complexité névrotique, sans se préoccuper de savoir si le joueur moyen ne risque pas de passer à côté de la richesse de leur univers, de niveaux entiers totalement géniaux mais trop bien planqués, ou de mécaniques de jeu plus ou moins fondamentales. Mais sur une durée de jeu qui dépasse allègrement la centaine d’heures, est-ce que cette propension à se dérober systématiquement à la compréhension du joueur, déjà épuisé par une difficulté certes un poil plus permissive (merci la fidèle monture et les invocations qui savent si bien détourner l'attention de boss hyper agressifs) mais toujours au-dessus de la moyenne, a encore un sens ?

Alors que je viens tout juste de célébrer mon éclatante victoire sur le blob hideux qui sert de boss final nullos à Elden Ring, mes sentiments sur le jeu sont nettement plus positifs qu’au début de mon expérience, mais restent un peu partagés. Soulagé d’en avoir vu le bout, malgré un final en demi-teintes, mais déjà un peu nostalgique. Est-ce que je ne pourrais pas prolonger un peu mes délicieuses souffrances en allant affronter les quelques boss que j’ai laissés de côté ? Refaire le dernier combat et débloquer une ou deux fins supplémentaires ? Ou carrément repartir sur un new game plus et profiter d’une expérience possiblement moins stressante ? Ces questions, je me les suis posées à chaque fois que je suis parvenu à terminer un jeu From Software. Mais après 110 heures éprouvantes, pas sûr de trouver au fond de moi la force de rempiler. D’ici la sortie du prochain Soulsborne je serai peut-être pourtant définitivement trop vieux pour m’y mesurer. Ce serait un peu dommage : après un tel jusque-boutisme dans l’évolution du concept, après ce qu’on pourrait considérer comme une forme d’aboutissement castrateur de la formule, j'avoue être particulièrement titillé par la curiosité de découvrir ce que From Software va pouvoir trouver pour prolonger l’existence de sa monstrueuse création : back to basics, fuite en avant, ou révolution totale ? Le futur du studio n’a jamais paru aussi incertain et excitant.

Tonton_Paso
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le 2 nov. 2022

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le 2 nov. 2022

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