Le Masque de Beauté de l'Eclipse Lunaire aux principes exfoliants actifs

Chère maman,

Aujourd'hui, avec ma copine Mathilde (alias Madokadu93), on a décidé d'aller chasser le fantôme sur une île japonaise isolée de tout, dont l'entière population s'est volatilisée en une nuit, parce que c'était ça ou la queue pour les manèges à Disneyland Paris et Mathilde n'a plus de points S'miles sur sa carte de fidélité SNCF. Mais je te rassure, on a pris toutes nos précautions : on a du maquillage, des brosses à cheveux, des barrettes de rechanges et des tenues alternatives en DLC. J'ai même pensé à emmener mon cosplay de Marie Rose dans Dead or Alive. Mais si, tu sais. Le jeu de combat sur le thème de la dignité féminine. Comme ça, si des fantômes attaquent, je pourrais détourner leur attention en montrant ma culotte. Malinxe, le Lynx. A côté de ça, on a quand même pris une lampe de poche, au cas où. Ha non, pas une chacune, hein, une pour deux, on est déjà assez chargées comme ça et il serait quand même très improbable qu'on se sépare, on a vu tous les Scary Movie, on sait à quoi s'attendre. Et puis de toute façon, aucune chance que je sorte couper du petit bois à trois heures du matin, j'ai loupé ma licence de bucheronne au rattrapage, c'était pas compatible avec ma manucure. Histoire d'être à l'aise, mais sans oublier pour autant d'être élégante (parce qu'on peut tout à fait être femme et chasseuse de fantôme à la fois, les deux ne s'excluent pas, il faut arrêter avec les clichés d'un autre âge), et aussi parce que si moi, je ne prends pas quelques selfies chemin faisant pour mon insta, le joueur le fera pour deux avec le mode photo, qu'il essaiera nécessairement de glisser sous ma jupe (courte, très courte, je l'ai sélectionnée exprès, je suis sûr qu'il va faire très chaud là-bas sur le coup des deux heures du mat', d'autant plus qu'il n'y a aucune chance pour que notre périple s'achève dans des galeries souterraines, holala non, ce serait vraiment un gros manque de bol !), j'ai opté pour mon bel ensemble Babou estival "fraicheur d'alizées", celui avec les volants à flonflons et le petit décolleté sexy, mais pas vulgaire, parce qu'on peut plaire sans être une trainée, comme tu me l'as souvent répété avec le sens de la nuance qui te caractérise. Pour compléter l'ensemble, j'ai choisi une belle paire d'escarpins neufs, histoire de les faire à mon pied. D'accord, ce sera peut-être un peu problématique si je dois courir, mais bon, de toute façon, je n'ai pas prévu de le faire, même si le joueur appuie comme un forcené sur la touche L2, ou même si je suis poursuivie par un truc qui bave, qui rampe ou qui couine. Je sais gérer, ça. C'est la routine depuis que je suis inscrite sur Tinder. Comme j'ai hâte de partir, si tu savais ! Le canot pneumatique est prêt, j'ai activé un filtre image tout granuleux pour masquer les textures old school et mon acné, adapté maladroitement le gameplay Wii pour une manette classique, ça va être une chouette sortie entre copines (enfin, celles qui sont dispo parce qu'il y en a au moins deux qui font les mortes, là, ça me met hors de moi) : on a prévu de visiter un vieil hôpital désaffecté, mais si, tu sais, celui dans lequel on a séjourné pendant des mois quand on était enfants, à cause d'une mystérieuse maladie incurable, ça avait un peu dégénéré quand on avait été enlevées pendant plusieurs semaines mais ça s'était bien terminé, on nous avait retrouvé par hasard et renvoyé chez nous sans explications, halala, quelle rigolade! Et pour être sûres de pas chopper de coups de soleil, on va faire tout ça de nuit, hein. Qu'est-ce qui pourrait mal tourner ?! Et puis qui sait ? Peut-être que je rencontrerais sur place un beau médecin qui n'aurait pas été informé de la fermeture de l'établissement il y a quinze ans de ça dans des circonstances troubles ?! ça pourrait même être le début d'une belle histoire d'amour ! Aucun mur ne pourrait alors se dresser entre nous !

En même temps, forcément, quand on passe au travers...

Ainsi commence l'épisode 4 de la licence Project Zero/Fatal Frame, injustement oublié en occident à sa sortie sur Wii il y a quinze ans de ça, mais que le joueur a l'opportunité de redécouvrir cette année grâce à ce remake plutôt joli et appliqué. Car si dans son écrin d'origine, cet épisode était déjà le plus faible de la série (plusieurs personnages à jouer en alternance, un découpage de la progression en chapitres, une carte riquiqui, l'abandon des caméras fixes au profit d'une banale vue de dos : autant de choix compréhensibles, mais malheureux, en cela qu'ils nuisaient grandement à l'immersion), le titre ne manque pas d'atouts pour autant, à commencer par son scénario exemplaire qui, tout en reprenant les codes (redondants) propres à la saga, arrive à leur conférer une originalité et une complexité inattendues, faisant souffler un subtil vent de renouveau sur la formule éculée du rituel-traditionnel-qui-a-mal-tourné (au Japon, on appelle ça "un mardi").

Les nouveaux modèles des personnages ont bénéficié d'un soin particulier, et c'est peu de le dire, faisant honneur à une longue tradition d'innocentes idols en jupons aussi à l'aise dans les ruines insalubres que sur les podiums des défilés de mode. Un grand écart qui pourra sembler incongru à ceux qui ont du mal à suspendre leur incrédulité au porte-manteau de leur esprit critique, voire odieux aux yeux des féministes les plus hardcore de Twitter, mais qui crée un contraste intéressant entre belles et bêtes, beauté évanescentes et horreur indicible, ici plus suggérée qu'explicite (d'autant plus efficace, par conséquent).

Les habitués de la licence (incontestablement la plus effrayante de l'âge d'or, au moins le temps de ses deux premiers épisodes) sauront à quoi s'en tenir : ils seront même tellement ravis de retrouver celle-ci intacte qu'ils feront abstraction des menus problèmes jalonnant leur aventure - toujours agréable, mais jamais aussi transcendante qu'on le voudrait. Les nouveaux venus, eux, grinceront des dents en se heurtant à des mécaniques d'un autre âge : la lourdeur des déplacements et la lenteur des personnages auront rapidement raison de leur patience relative, d'autant que la maniabilité souvent capricieuse, puisque initialement conçue pour la Wiimote (à plus forte raison quand il s'agit de chercher un objet caché avec une lampe torche docile comme un gilet jaune au milieu d'un meeting de la République en Marche) et l'imprécision récurrente de l’appareil photo (préparez-vous à crier à l'injustice devant le nombre de clichés considérés comme ratés à tort !) ne les aideront pas à surmonter leur mauvaise impression première. Comme si cela ne suffisait pas, le jeu est (très/trop) facile (en mode normal, en tout cas), passé les premiers combats pour se faire la main et quelques affrontements de groupe particulièrement rageants (pour palier cette facilité, les confrontations ont lieu dans des endroits volontairement exigus, semés d'obstacles contre lesquels on butte à tout bout de champ, comme si on se battait dans une chambre de geek semée de briques de lego, mais le manque de diversité dans les mouvements des spectres les rend vite prévisibles, et d'autant moins effrayants). On se promène, et à plus forte raison armé de la torche spirituelle : la partie tourne alors au jeu de massacre, mais pas pour ceux qu'on croit, les pauvres ectoplasmes passent un sale quart d'heure, heureusement qu'ils ne ressentent plus la douleur...

Reste à évoquer ce grain d'image perturbant (sur PS4 fat, en tout cas), beaucoup moins présent sur la version PS5 (et absent des captures d'écran comme des parties que vous pourriez filmer), sans doute conçu pour cacher la misère des textures de l'époque (les décors ayant été joliment remis à neuf aussi par les équipes de Valérie Damidot, tant que nos héroïnes ne vont pas coller leurs jolis nez refaits dessus).

Comptez sept à dix heures pour boucler un premier run en dilettante, et beaucoup plus si vous voulez photographier tous les fantômes errants et les poupées maudites (plus de soixante dix, quand même, ce n'est plus du Project Zero, à ce compte, c'est du Pokemon Go. La poupée maudite, c'est la funko pop du Japon médiéval). Une durée de vie honnête pour un survival old school, qui pâtit néanmoins d'un level design commun aux trois personnages, leur imposant à chacun d'incessants allers-retours au sein d'un espace qu'on a tôt fait de connaître par coeur, procédé paresseux qui tend à diluer l'intensité de l'expérience et laisse légèrement sur sa faim en bout de course.

Cependant qu'on ne s'y trompe pas : qui aime bien châtie bien. En dépit de tous ces errements et pour peu qu'on apprécie la licence (et/ou les survival d'antan ; oserai-je écrire "les vrais" ?), le jeu reste un incontournable, et ce remake un beau cadeau fait aux fans de la première heure. Cadeau qui se (re)découvre avec nostalgie et se savoure un frisson après l'autre, faute de savoir terroriser encore. Charmant dans la façon dont il minaude ses effets horrifiques au lieu de faire du rentre dedans. Des fantômes et de la dentelle. Des sursauts et des jolis minois. En dépit de nombreux défauts, Mask of the Lunar Eclipse reste un Project Zero dans l'âme. Un gage d'excellence s'il en est, auquel cet opus ne fait pas ombrage. Pour s'achever, une fois de plus, sur une chanson parfaite de Tsukiko Amano, au diapason d'une fin aussi déchirante que superbe.

Et sans trop de regrets.

Liehd
7

Créée

le 4 avr. 2023

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Liehd

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