La première apparition publique de Soldats Inconnus était passée totalement inaperçue. Vaguement présent au sein d'un trailer regroupant des prototypes dont le but était de montrer au monde et pour la première fois la puissance de l'UbiArt Framework, Valiant Hearts - de son petit nom anglophone - restera dans l'ombre jusqu'à la sortie de Rayman Legends, troisième jeu (en comptant Jungle Run) exploitant la technologie d'origine montpelliéraine. Annoncé en Septembre 2013 aux Ubidays, le premier trailer fit forte sensation. Moins d'un an plus tard et en pleine période de commémoration des cent ans de la Grande Guerre, Soldats Inconnus sort pourtant dans un anonymat assez édifiant auprès du grand public.

Le jeu nous fera donc suivre la vie de 5 personnages : Karl tout d'abord, un Allemand vivant en France avec sa famille, dont son beau-père, Emile, bon Français de son état. Walt ensuite, un « chien de guerre », avec qui Emile se liera d'amitié très rapidement après le début de la guerre. Enfin, un Américain vivant à Paris, Freddie, et une infirmière, Anna. Ces personnages ne sont pas des héros, ils ne sont que des gens normaux, des anonymes pris dans la force d'un conflit qui les dépasse tous. Et c'est là la grande force du jeu : nous faire suivre des protagonistes qui suivent leurs intérêts propres, veulent protéger leurs familles ou les venger, aider leurs compagnons d'infortune et survivre à la guerre.

Une guerre qui, on s'en rendra vite compte, n'a aucun sens. Les soldats ne sont que des pions aux mains de leurs supérieurs et les morts s'alignent, centaines de milliers par centaines de milliers, à un rythme terrifiant. Rien d'inédit pour quiconque aura suivi ses cours d'histoires au collège / lycée, mais une retranscription du conflit qui force le respect. Non présent dans le jeu, j'ai été à titre personnel lugubrement marqué par cette trêve de Noël 1915, ce moment hors du temps où Alliés et Allemands ont festoyé ensemble, fraternisé, avant de se mettre à de nouveau s'entretuer dès le lendemain matin. Le comble de cette folie absurde.

Mais le travail de restitution complètement fou d'Ubisoft Montpellier ne s'arrête pas aux évènements. Ainsi, outre les nombreux objets à trouver restituant le contexte et permettant de s'offrir un rappel de cours d'histoire gratuit et très bien foutu, le rendu graphique est pertinemment utilisé pour reproduire des ambiances d'époque, avec une pertinence qui semble stupéfiante. Je ne suis pas historien, et donc nullement qualifié pour juger objectivement le travail accompli, mais je pense que j'aurais difficilement pu me croire plus imprégné dans ce conflit. Des moments d'une tristesse infinie (Karl doit rentrer en Allemagne pour être enrôlé dans l'armée Allemande, et donc symboliquement combattre contre sa famille Française), d'euphorie liés aux plaisirs simples ou à l'engouement de tout un peuple (l'épisode des taxis de la Marne), d'amour lors de retrouvailles inespérées, d'amitié et de fratrie entre les combattants, un jour ami un autre ennemi, ou encore de terreur pure devant certaines horreurs de la guerre. Du début jusqu'à la fin, je n'ai pas perdu une miette de Soldats Inconnus, et j'ai d'ailleurs été extrêmement frustré de ne pas pouvoir le faire en one shot (le boulot, la vie à deux, la famille, toussa toussa). D'ailleurs, si la fatigue ne m'avait emporté, je crois que j'aurais pu y jouer toute la nuit sans aucune once de lassitude.

Sans lassitude oui, car malgré un gameplay au demeurant assez simple, j'ai souvent été émerveillé par la simplicité ingénieuse de certaines énigmes. Pour faire court, on va diriger nos personnages (seuls, avec Walt ou en alternance) à travers des environnements afin d'accomplir des tâches pour progresser. Chaque tâche est une sorte de mini-puzzle (rappelant des fois le point & click dans l'idée), qui va du très basique au légèrement complexe, tout en restant globalement très accessible tout au long de l'aventure. Si certains mécanismes se répèteront de temps en temps, les décors et les objets varient suffisamment pour finalement ne jamais offrir deux fois la même situation, et certaines trouvailles de game design sont réellement bien pensées.
A ce niveau, j'aurais toutefois un reproche à faire : le jeu n'échappe pas à la maladie de son temps, à savoir un gros bouton clignotant apparaissant en haut à gauche pour peu que tu bloques une minute sur une énigme ou même que tu te balades simplement, t'incitant à appuyer sur Select pour obtenir un indice. Ironie du sort, les 2-3 fois où j'ai bloqué un tantinet durant le jeu, il n'y avait "pas d'indice disponible". Bref, une feature un peu trop imposée : une simple option permettant de la désactiver aurait été plus que bienvenue.

Un mot sur la composition musicale : si l'absence incompréhensible de communication d'Ubisoft autour du titre (bordel, c'est tellement le genre du jeu qui devrait passer au journal de 20h de France 2) a été jusqu'à complètement occulter ses compositeurs, ceux-ci n'en ont pas fait un travail remarquable. Il m'est arrivé après avoir arrêté de jouer de simplement laisser la console tourner sur le menu principal afin d'écouter la musique. Cette soundtrack est un vecteur essentiel de la transmission des émotions suscitées, de la tristesse à la mélancolie bien sûr, mais sans oublier de passer par l'effarement de la guerre. Lorsque les percussions résonnent et que les obus tombent, que la terre se creuse et que les généraux sonnent une charge digne de celle du Rohan (mais bien plus suicidaire), on est à la fois emporté par l'epicness de la situation et terrorisé par notre faiblesse, notre insignifiance.
Après moult recherches, les compositeurs du jeu seraient nombreux et réunis sous un label nommé KPM/APM Music. Impossible d'obtenir plus de détails sur ledit label pour le moment (disons qu'il comporte à priori des centaines de compositeurs, et tous n'ont pas composé pour le jeu, donc...), mais il intégrerait Peter McConnell (Grim Fandango, Sly 2 et 3, Brütal Legend et moult jeux Double Fine (jusqu'à Broken Age sorti récemment), bref un inconnu total absolument in-médiatisable) et Daniel Teper (dont ce serait à priori le premier jeu vidéo). D'après les crédits, certaines tracks ont également été composées par Thomas Chance, le compositeur du jeu King Kong (également réalisé par Ubi Montpellier), déjà relativement occulté à l'époque par son employeur.

Et de là je puis enchaîner sur une tendance assez désespérante du géant Français de saboter ses productions montpelliéraines : l'exemple historique est bien sûr Beyond Good & Evil qui, s'il s'est forgé une notoriété avec le temps, était sorti dans l'anonymat le plus complet. Mais il y a ensuite eu Rayman Origins, très peu soutenu au niveau marketing, et dont la popularité aura eu du mal à se faire. Pourtant, Ubisoft y avait mis de la bonne volonté, avec quelques spots TV diffusés sporadiquement et une édition collector. Point de cela pour Rayman Legends, qui sortira sous les ovations mais sans marketing apparent. Et, depuis août dernier, c'est silence radio quant aux ventes du jeu... Alors, après le gros soutien marketing autour de Child of Light, autre jeu Ubi Art innovant (mais réalisé par Ubisoft Montréal), on aurait pu en attendre autant pour Valiant Hearts. Le marketing aurait été facilité par les 100 ans et les différentes dates commémoratives de l'évènement. Mais non, il n'y a rien eu. A peine un carnet de développeur (s'ils ne savent pas bien les faire, ils n'ont qu'à regarder les conférences EA, ils vont apprendre), une équipe et des musiciens restés dans l'ombre, pas une affiche, à peine quelques articles de presse en ligne, sortie uniquement en téléchargement sans édition physique ou même de collector sans CD à la Child of Light... Un potentiel monstre, gâché par un terrible manque de soutien. Pari est pris que la prochaine fois qu'Ubi communique dessus (s'il y a une prochaine fois), c'est pour souligner des ventes décevantes. Honnêtement, j'ose espérer que la communauté gamer sera assez importante pour soutenir le titre, mais ça ne me semble pas gagné d'avance. Bref, c'est Ubi Montpellier, le studio qui a créé Rayman Origins & Legends, ça on le dit. Mais c'est pas Michel Ancel, alors on communique vite fait une fois le nom du game designer en chef, puis on l'oublie. Mais Ancel n'est pas le seul mec talentueux dans ce studio. Alors je trouve que cette manière d'occulter cette équipe est un peu triste...

Mais au final, ce semblant de campagne marketing aura au moins séduit quelques personnes, dont je fais partie. Soldats Inconnus ne touchera pas tout le monde de la même manière. C'est un peu facile de dire ça, mais c'est tellement vrai. Pour ma part, j'ai été plongé corps et âme dans ce conflit, je m'y suis investi jusqu'à la moelle, et si je ne suis pas sans avoir reconnu quelques défauts au jeu, rarement une histoire m'aura à ce point touché. Par ses personnages, par ses situations, par son OST, mais aussi et surtout par sa véracité. Et si tout cela nous est conté comme une histoire, je pense que nul ne peut oublier en jouant que tout ceci s'est réellement passé. Ce n'est pas larmoyant, ce n'est pas américanisé. C'est une histoire sur l'histoire, du point de vue de gens qui pourraient être vos arrières grands-parents. Et c'est une aventure extrêmement poignante, de par cette véracité, et de par l'authenticité qu'y a mise Ubisoft Montpellier, dans le soin de la reconstitution certes, mais aussi dans le game design. C'est toujours humble, et aller chercher des chaussettes propres à son supérieur est bien plus simple, amusant et authentique que toutes les tables à dresser dans Heavy Rain.

Un grand petit jeu, qu'on traversa donc tous plus ou moins différemment. Je ne pourrai pas en vouloir à ceux qui apprécieront moins, et je comprendrai parfaitement ceux qui apprécieront encore plus. A titre personnel, Soldats Inconnus est en tout cas un titre qui me marquera, une nouvelle façon de voir la Grande Guerre qui ne me sortira pas de la tête de sitôt. Ma meilleure expérience vidéoludique depuis un petit bout de temps.

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le 29 juin 2014

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